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Numéro 25 - rive psychosociologique - décembre 2013

dr Jean-Luc Dumont, consultant auprès d'ONG, psychosociologue

Du songe au projet

Où s’enracinent nos projets ? Dans les circonstances, dans ce qu’elles font de nous, dans ce que, aussi, puisant dans nos convictions, nos désirs, notre audace, les forces nécessaires, nous sommes capables de faire d’elles en les dépassant. Et si nos projets les plus grands, ou plutôt ceux qui élargissent notre monde et nous grandissent, n’étaient  pas les plus fous ?

Songes et projets ont en commun le fait qu’ils constituent des réactions à une situation insatisfaisante à laquelle les uns nous arrachent, les autres nous engagent à construire une alternative. Le songe comme réalisation d’un désir sur le mode fantasmatique et le projet comme anticipation et intention de sa réalisation dans l’action, ne sont pas si éloignés l’un de l’autre. Sans doute le songe, la psychanalyse le souligne, fonctionne selon le principe de plaisir, alors que le projet obéit au principe de réalité. Mais y aurait-il un projet s’il n’y avait eu d’abord un songe ?

Le moment important est bien celui où, accordant notre écoute au rêve et au désir qu’il exprime, nous faisons le pas -parfois le saut- de le réaliser acceptant, d’en envisager sérieusement les conditions réelles de possibilité. Du songe au projet, le moment le plus intéressant réside dans le passage d’un mode de fonctionnement à l’autre ; qui est de l’ordre de la décision. Pourquoi surgit-elle ? Songer sans réalisation concrète provoque à la longue du déplaisir.

A un moment donné, le rêveur se heurte au réel. Ou bien il renonce au songe qui l’habite, parce qu’il le pense irréalisable ou il l’actualise en l’assumant, en le mettant en situation. Le projet prend alors corps, le songe fait irruption dans le réel. Il y a, deux destins possibles des rêves : rester flottant sous forme de nébuleuses, ou bien, prendre corps dans le réel. Pour s’ancrer dans la réalité, les rêves doivent être reliés à des circonstances précises, des conditions matérielles, des rapports humains, des ressources. Tout sujet les acquiert, les capitalise, au cours de son itinéraire personnel sous forme de savoirs, de savoir-faire, qui constituent la trame d’un système d’action individuelle et collective.

Le songe, en ce sens, est premier. La formule d’Holderlin : « L’homme qui songe est un dieu, celui qui pense est un mendiant» (1) peut être ainsi entendue : sans contraintes, en unité avec la nature et le monde, nous rêvons, libres, nous sommes des dieux. Pris dans les rets du langage, des circonstances, du savoir, des contraintes multiples de notre condition, nous sommes mendiants. Toujours au regret du dieu qui est en nous, nous sommes aussi capables, parce que nous en avons le souvenir, de faire l’effort de nous arracher à notre prison.

N’ayons pas peur de nos rêves. N’ayons pas peur de l’impossible. Prenons, au contraire, appui sur cette capacité étrange que nous avons d’aborder à ses rives. « I have a dream ! », avec ces mots, Martin Luther King  déclare sa vision comme projet politique : le rêve anticipe sa réalisation, la donne à voir. Comme le poète, le chef politique est un visionnaire qui nous ouvre un chemin. C’est un rêve, impossible, et pourtant justement pour cette raison, il ne faut pas y renoncer.

Rien de neuf ne se produit sans rupture. Tout l’art du projet consiste à assumer la rupture en l’inscrivant dans le réel, le songe en est incapable. Sans désir, sans utopie, sans cette capacité un peu folle à croire que l’impossible peut advenir, aurions-nous jamais la force d’ouvrir un avenir ? Nous tissons les éléments de notre passé, nos ressources cumulées, nos savoirs, nos connaissances, nos relations, nos réseaux en un présent dense, vivant, actif, créateur.

Placer en perspective le songe et le projet nous incite à distinguer deux acceptions de la notion de projet : l’une le considère comme une construction sociale, que l’on peut, ou doit, contrôler et gérer rationnellement. Ce projet-là est radicalement différent du songe, il s’y oppose ; par définition il va du possible au possible, il ignore le rêve. L’autre acception du projet insiste sur son lien essentiel au songe comme puissance de l’imagination. Ce projet-là innove vraiment, il crée celui qui le porte autant que la situation nouvelle qu’il instaure.

 

(1)  Friedrich Hölderlin : Hyperion (1797)



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