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Numéro 26 - rive académique - juin 2014

dr Eve-Marie Halba, secrétaire générale de l'iriv, co-fondatrice des rives de l'iriv

Réconciliation oedipienne ?

Concilier et réconcilier sont issus du latin calare qui signifie à la fois « proclamer » et « convoquer ». En français, ce radical se trouve dans clarté et clair, qualifiant d’abord la voix puis d’autres éléments (lumière, raisonnement…). Le radical latin a généré plusieurs verbes français : déclamer, proclamer, déclarer, réclamer ou le nom nomenclature (1) qui reprennent l’idée de la puissance et de la portée du cri. Les mots concile, concilier, réconcilier exploitent l’autre sens, celui de l’appel qui réunit les hommes.

Conciliarec’est « assembler, faciliter les échanges », c’est aussi, dans une évolution sémantique secondaire, « s’entremettre » et « d’acheter ». Quand plusieurs personnes se réunissent, elles partagent des avis et des biens, l’aspect transactionnel n’est qu’une spécialisation commerciale d’emploi. Mais on notera une différence importante entre conciliation et réconciliation. La conciliation vise à obtenir un accord ponctuel et non une entente durable. Dans réconciliation, le préfixe insiste sur la désunion, il faut « ramener ensemble » des opposants pour que le désaccord ne puisse pas renaître. 

Au Moyen Age, la réconciliation est liée à la paix de l’homme avec Dieu. Cette inflexion religieuse s’explique par une évolution sémantique naturelle. Le latin classique, dans l’Antiquité tardive, par le latin chrétien(2). La paix est un engagement fort, plus profond qu’une trêve, qui n’est qu’une cessation momentanée des hostilités (3). La réconciliation implique une dimension psychologique, absente de la conciliation, et signifie secondairement « entente retrouvée entre personnes brouillées ». Le « mouvement de la paix », né au Moyen Age, va donner naissance à des lieux de réconciliation, notamment les lieux d’inhumation, déclarés inviolables (4). C’est un point important dans de nombreuses religions que l’on retrouve dans les récits mythologiques.

La réconciliation est un processus long et complexe qui exige une grandeur d’âme, une personnalité hors du commun (5). Mais cette voie n’est jamais facile, fût-ce pour un personnage de légende. Le dramaturge grec Sophocle s’intéresse à la complexité de la réconciliation dans Œdipe à Colone. Moins connue qu’Œdipe roi (6), la tragédie conte les derniers moments du héros à Colone (7). Il doit obtenir la faveur d’y être enterré par Thésée, ce qui réalisera la dernière prophétie et mettra fin à son errance.

La rencontre de Thésée et d’Œdipe est un moment fort pour deux héros durement touchés par la fatalité (8). Les choses se compliquent quand survient Étéocle, le fils d’Œdipe, qui supplie son père de rentrer à Thèbes. Au lieu d’y consentir, Œdipe se met en colère : ce fils indigne, lui-même chassé de sa ville natale, prétendrait l’emmener à Thèbes? Que ne l’avait-il accueilli quand il régnait ? Le père n’est pas dupe : Etéocle veut son soutien pour recouvrer le pouvoir, usurpé par son frère Polynice, et ne pense pas du tout à réconcilier le vieux roi avec les bannisseurs thébains.

La tragédie de Sophocle est une réflexion pénétrante sur la rédemption. Réconcilié avec les dieux, Œdipe peut mettre fin à la double malédiction initiale -tuer son père et épouser sa mère. La prophétie d’Apollon avait fait de Thèbes un lieu de la perdition, Colone sera celui du salut (9). La réconciliation divine n’implique pas une réconciliation totale et sans distinction (10). Œdipe ne pourra jamais se réconcilier avec ses deux fils ni son beau-frère Créon (11).

Après la mort d’Œdipe, la sépulture est placée sous la tutelle de trois divinités qui n’ont pas été choisies au hasard. Il s’agit de Poséidon, Prométhée et les Furies. Les deux premiers dieux incarnent des éléments irréconciliables, l’eau et le feu (12). Déesses de la vengeance et du remords, les Erinnyes (13) ont pour mission de persécuter les meurtriers jusqu’à ce qu’ils expient leur crime. Quelle meilleure représentation de la réconciliation ? Elles seront cruelles et intraitables  tant que le criminel n’acceptera pas sa culpabilité. Elles s’assagiront quand il prendra conscience de l’horreur de son geste. Les « Furies » deviendront les « Bienveillantes » (14).

La réconciliation est difficile à dominer sur un plan intellectuel, car elle touche à bien des domaines : le politique, le religieux, le philosophique... Elle est aussi compliquée à réaliser car la réconciliation est d’un autre d’ordre, elle touche à l’intime, au spirituel. Quand la rancœur et la haine cèdent la place au repentir, un vrai bouleversement intérieur s’opère et peut préparer cette paix intérieure. Mais cela ne signifie pas qu’il faille rester passif. Rappelons le célèbre adage latin si vis pacem, para bellum –si tu veux la paix, prépare la guerre. L’esprit de combat est le garant d’une paix durable.

 

(1)Declamare, proclamare et reclamare c’est crier « de haut », « en avant » ou « se récrier contre » ; declarare « annoncer à voix haute ». Nomenclature signifie littéralement « appeler les noms ».
(2) les mots concile « assemblée d’évêques réunis par le pape » et conciliabule « concile de schismatiques » puis « réunion secrète de personnes ayant des intentions malfaisantes ».
(3) la trêve est proche de la conciliation, la paix de la réconciliation.
(4) ce sont « les premiers espaces exempts de violence », article de Michel Lauwers « mort(s) » in Dictionnaire raisonné de l’Occident médiéval, dir. J. Le Goff et J.-C. Schmitt, Fayard, Paris 1999.
(5)  voir notre article pardon dans les rives de l’iriv n°15
(6)  Œdipe roi raconte l’enquête du roi de Thèbes qui doit retrouver le meurtrier de Laios afin que la peste épargne son royaume. Quand Œdipe comprend qu’il est ce criminel, il se crève les yeux et se bannit lui-même de Thèbes. Sa fille Antigone lui sert de guide, ses fils Etéocle et Polynice règnent à tour de rôle.
(7) un tremblement de terre et un éclair signalent ce lieu choisi par les dieux, aux portes d’Athènes.
(8) la vie de Thésée a connu des périodes brillantes (comme l’épisode du Minotaure) et des drames familiaux (il a maudit son fils Hippolyte et Phèdre, sa femme, s’est suicidée pour avoir causé sa mort).
(9) la tombe est une source de bienfaits pour les Coloniates. Perdition, rédemption, et salut relèvent de l’hagiographie catholique. Le lieu d’ensevelissement et la vénération d’Œdipe sont comparables à ceux d’un saint catholique.
(10) ce n’est pas le message chrétien du Notre Père « Pardonne-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés »
(11) ses filles, Ismène et Antigone, sont dévouées à sa cause. Dans la tragédie Antigone, on retrouvera tous ces personnages (Créon et les enfants d’Œdipe).
(12) Poséidon, frère de Zeus, est le maître de la mer. Prométhée a donné aux hommes le feu, ce qui lui vaut une damnation éternelle (son foie est dévoré par un aigle, puis repousse).
(13) le remords est aussi symbolisé par les mouches dans la pièce de Jean-Paul Sartre.
(14) une légende rapporte qu’Oreste, après le meurtre de sa mère,  aurait été bourrelé de remords. Les Erinnyes, devenues « douces et pieuses », auraient alors été nommées Euménides. Le changement des Erinnyes en Euménides incarne cette métamorphose du mal en bien.


rive psychanalytique - juin 2014



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