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Numéro 28 - rive académique - juin 2015

dr Eve-Marie Halba, secrétaire générale de l'iriv, co-fondatrice des rives de l'iriv

Balance et déséquilibre

La balance est au coeur de l’équilibre. Chez les Latins, la libra servait à mesurer les liquides (1), l’adjectif aequusexprime le moment où le poids est déterminé par la stabilisation de la balance. L’équilibre marque donc cette égalité de force entre deux ou plusieurs choses qui s’opposent, puis l’état de repos qui est soumis à de telles forces.

Deux idées contradictoires sont aux prises. La première est celle de point de stabilité parfaite, ce sens de l’équilibre, état miraculeux où les oppositions n’existent plus grâce à un effet de compensation. Blaise Pascal, en 1683, développe ce sémantisme spécifique. L’idée opposée, celle quasi guerrière d’équilibre précaireoù le moindre faux mouvement peut tout déstabiliser, date du XVIIIème siècle.

La géopolitique aime l’idée d’un monde où les forces se combinent comme en physique. Le langage des belligérants utilise les expressions d’équilibre des forces, équilibre des pouvoirs, équilibre politique (2). Les traités de paix considèrent qu’il est possible de trouver ce point d’accord, cette somme de coexistences pacifiques, de statu quo. Mais il faut une juste proportion entre les partis en présence pour qu’aucun ne se sente écrasé sous la prééminence d’un deux. La guerre d’Ukraine n’est-elle pas le parfait exemple de cet impossible équilibre ?

La balance est l’un des trois attributs de la justice depuis l’Antiquité avec le glaive et le bandeau (3). La balance est le symbole de l’équité, chacun des arguments doit être soupesé avec la même intransigeance, le bon jugement étant l’examen équilibré de la plaidoirie des plaideurs. Le glaive est la face violente et répressive de la justice qui tranche comme Némésis, déesse grecque de la vengeance. En effet, sans l’application des sanctions, la force d’un jugement serait sans effet. Enfin, le bandeau symbolise la nécessaire impartialité des juges qui ne peuvent pencher en faveur d’une partie sous peine de discréditer l’équité de la justice. L’expression « deux poids deux mesures » souligne cette idée que tout est fondé sur la confiance, si la partialité et l’injustice déséquilibrent un système tout est remis en cause et la paix sociale n’est plus garantie.

L’équilibre est aussi un moment d’harmonie, de compensation des contraires. Le mot est alors synonyme de stabilité, d’aplomb, d’assiette, de pondération, de symétrie. Le domaine artistique parle d’équilibre des volumes, d’équilibre d’un tableau pour en vanter les justes proportions. Le sens de l’équilibre peut évoquer certains sports, l’équitation, la gymnastique rythmique. L’équilibre évoque la forme, la plénitude, la santé, ce que les publicitaires aiment à vanter pour vendre les produits paramédicaux. De la même manière, un équilibriste (4) est celui qui a su maîtriser les lois de l’apesanteur.

Au XIXème siècle, le déséquilibre psychique (mental unbalance en anglais) intéresse le monde médical. C’est l’école française du XIXème siècle (5) qui impose le terme de déséquilibré. Selon ces cliniciens en effet, les troubles mentaux, liés à l’hérédité et à la dégénérescence, seraient dus à un manque d’équilibre entre les différentes parties du système nerveux (6). Depuis, le terme a fait florès et alimente l’imaginaire collectif dans les sombres faits divers. Le déséquilibré est soit le malade mental soigné par les psychiatres soit l’homme ordinaire qui commet un crime sans que personne ait pu prévoir cet acte. Le fait de le qualifier de déséquilibré répond à cette incompréhension : le père meurtrier de sa famille a été poussé à bout, comme le mari jaloux assassin de sa femme ou l’enfant parricide de ses parents.

Le déséquilibre met en évidence, par contraste, l’harmonie et l’équilibre. Dans Le Bourgeois gentilhomme, Monsieur Jourdain rêve d’entrer dans le monde harmonieux des aristocrates. Pour opérer sa « mue », il engage des maîtres qui enseignent l’équilibre et la mesure (escrime, danse, musique) mais sa lourdeur physique et mentale montre a contrario les qualités quasi innées des aristocrates. Le Misanthrope adopte un point de vue inversé, les manières de la cour forceraient à l’hypocrisie et au mensonge. Alceste, refusant ce jeu des mondains, s’exclut de la société et passe alors pour un déséquilibré parce qu’il n’est pas « sage avec sobriété » selon les mots de son ami Philinte (7).

La vie est un jeu d’équilibriste où la chute est toujours possible. Don Juan, le libertin qui vit sur un fil (8), l’illustre parfaitement par deux chutes emblématiques. La première fois, il manque se noyer alors qu’il veut enlever l’une de ses conquêtes (9. La seconde fois lui sera fatale, les Enfers s’ouvrent et il est englouti. Dans un monde où rien n’est sûr et tout le reste est en suspens, l’équilibre est une ligne d’horizon qui s’éloigne à mesure qu’on s’en approche. Chacun peut considérer que le fléau de la balance idéale marquera ce « juste équilibre ».

(1)  Curieusement, le correspondant grec litra a prévalu en français pour mesurer les liquides.
(2) 
Equilibre politique est attesté en 1748 et équilibre économique en 1778, selon le Robert Historique.
(3)
Il y a aussi le symbole royal de la main de la justice (jusqu’en 1792 en France) et le symbole religieux des Tables de la loi (ou Dix commandements). Voir le site de la Maison de la Justice et du droit du Val de Seine.
(4) 
Le mot est repris de l’anglais equilibrist en 1777.
(5) 
Juillet (Pierre), Dictionnaire de psychiatrie, Editions CILF, 2000.
(6) 
Les médecins intégraient à ce groupe les marginaux et les artistes, car les uns et les autres n’auraient pas eu un comportement adapté à la société.
(7) 
« Il faut parmi le monde, une vertu traitable ;/ A force de sagesse, on peut être blâmable ;/ La parfaite raison fuit toute extrémité/, Et veut que l’on soit sage avec sobriété ». Dans la scène d’exposition, Philinte répond aux reproches d’Alceste selon lequel en étant « l’ami du genre humain » on trahit l’amitié réelle.
(8)
Don Juan ne cesse de jouer avec les autres pour voir jusqu’où il peut aller dans la transgression. Pensons à la scène du pauvre où il tente de faire abjurer sa foi à un ermite pour un louis d’or. Mais c’est un être paradoxal qui n’hésite pas à porter secours au frère d’Elvire venu le tuer.
(9) 
Il tombe à l’eau et manque se noyer, un paysan le sauvera.



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