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Numéro 33 - rive académique - décembre 2017

dr Eve-Marie Halba, secrétaire générale de l'iriv, co-fondatrice des rives de l'iriv

Société du partage

Pour un adolescent du XXIe siècle le mot partage renvoie aux réseaux sociaux. La société adolescente communique avec le monde entier en dévoilant ses photos, ses écrits. Spectacle aux dimensions d’une chambre, nombrilisme qui attend l’impact kaléidoscopique de sa réflection. L’exhibition est escortée de sa zone d’ombre, le voyeurisme, le harcèlement. Le partisan se métamorphose vite en détracteur, la nature humaine ne laisse pas à quelques-uns la vertu de briller et aux autres celle d’admirer. Le partage est pourtant une notion essentielle dans la construction de l’individu.

Le partage est au cœur de la symbolique chrétienne. La messe reproduit rituellement le dernier repas de Jésus partageant le pain et le vin avec ses apôtres, allégorie du futur sacrifice. Les hagiographies amplifient cette image. Saint Martin déchire son manteau en deux pour réchauffer un malheureux. Il aurait pu le donner intégralement mais l’image du vêtement partagé en deux est plus forte.

Etymologiquement, symbole représente « deux éléments jetés ensemble après avoir été désunis ». Dans partage, la dynamique s’inverse, deux éléments sont volontairement séparés alors qu’ils étaient étroitement liés. Le grec insiste sur l’idée d’incomplétude, les choses ne prennent sens que par leur réunion. Le substantif français marque la nécessaire redistribution des choses pour un monde plus juste, la dimension socio-politique est importante.

Partager a supplanté partir que l’on retrouve dans la vieille expression avoir maille à partir (1). Le verbe signifie d’abord « diviser en parts destinées à être distribuées », puis « percevoir sa part ». Ces acceptions sont héritées du domaine juridique de la succession de biens. Enfin, il signifie « séparer en parties », revivifiant le premier sens de part « portion d’un tout » (2).

L’évolution sémantique de l’antonyme départager est intéressante. Avant la Révolution française, il signifie « faire cesser le partage équitable des suffrages ». En 1793, le verbe prend le sens de « séparer, trancher en supprimant l’égalité ». Le suffrage censitaire de la monarchie absolue pouvait privilégier la noblesse ou le clergé. Le suffrage universel masculin de la Terreur met fin à l’Ancien Régime et tranche, aux deux sens du terme.

La famille lexicale de partage réserve d’autres surprises. Les mots partageur et partageux, créés au XIXème siècle, envisagent le partage très différemment. Le partageur aspire à une juste répartition des richesses (3), l’image est valorisante. Le partageux est l’appellation péjorative du communiste, considéré comme dangereux par la société capitaliste. Appartement et apartheid sont tirés de à part (4). Appartement renvoie à l’idée de séparation volontaire, d’isolement recherché par une personne. L’apartheid est un type de développement politique fondé sur la séparation raciale et ethnique. Dans les deux cas, la séparation est le fruit d’une décision unilatérale et se traduit par la délimitation de deux espaces (5).

Le partage interroge le rôle et la place de chacun dans la société. Prenons deux professions aux antipodes, pépiniériste et professeur. Le premier cultive des plantes qu’il partagera avec ses clients. Il sait qu’il doit répondre à de multiples contraintes (sol, exposition) et satisfaire une clientèle difficile. Il lui faudra anticiper les modes et réfléchir aux évolutions climatiques (réchauffement, manque d’eau). Un professeur est formé à un moment donné pour transmettre son savoir à des élèves. S’il n’évolue pas avec eux, d’autres sources de connaissance (tutoriels, MOOC, wikipedia…) concurrenceront son savoir et pourraient rendre sa transmission obsolète. Un bon pédagogue apporte plus à son disciple, il lui enseigne une méthode de travail, un esprit critique. L’élève sera armé pour construire ses propres connaissances. Un partage intelligent repose sur une juste appréciation de l’évolution de la société et de soi-même.

 A la croisée des domaines religieux, juridique, économique, philosophique, le partage combine altruisme et transmission. L’exemple du covoiturage nous paraît une bonne métaphore. Dans ce type d’économie solidaire, le conducteur propose un siège et non le volant de sa voiture, contrairement à un loueur ou un auto-partageur. Ainsi, chacun fait partie intégrante du voyage. La pérennité de l’humanité repose sur la force du compagnonnage. Le partage est une manière citoyenne de construire un avenir dans un monde fragile.

 (1) La maille était la plus petite pièce de monnaie, le partage est donc impossible. L’expression signifie « avoir des problèmes, des ennuis ». Les rappeurs français ont revivifié ce mot qui signifie « monnaie ».
(2) 
On trouve cette acception dans partie, particulier, partiel, partitif, champart.
(3)  Le partageur était au départ le « préposé au partage de succession » (1842). Le XXe siècle utilise le mot sous forme adjectivale au sens de « qui aime partager ».
(4) Appartement a pris le détour de l’italien. Apartheid est directement issu du français à part.
(5) Au théâtre, l’aparté est une transgression spatiale. Le personnage s’adresse au public comme s’il faisait abstraction de l’espace fictif de la scène.



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