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Numéro 33 - rive politique - décembre 2017

Samira Nedžibović, Master n Sciences de l'Education, diplômée de l'IEP Paris (Théorie politique, 2015) et de l'Université de Laval (Quebec, 2013)

Le monde en partage, une commune appartenance à l’humanité

« Je l’écris sans détour, et en pesant mes mots : c’est d’abord là, auprès des immigrés, que la grande bataille de notre époque devra être menée, c’est là qu’elle sera gagnée ou perdue. Ou bien l’Occident parviendra à les reconquérir, à retrouver leur confiance, à les rallier aux valeurs qu’il proclame, faisant d’eux des intermédiaires éloquents dans ses rapports avec le reste du monde ; ou bien ils deviendront son plus grave problème. » (1)

La notion de « partage » renferme une ambivalence. Elle signifie une séparation des parties comme dans l’expression « ligne de partage » et renvoie au fait d’avoir ou de ressentir « quelque chose en commun avec quelqu’un» (2). Parler de « monde partagé », signifie qu’il est constitué de diverses parties tout en étant un et commun à tous les êtres humains-  la base de notre commune appartenance à l’humanité. La définition kantienne du droit cosmopolite se réfère à cette idée de monde partagé : « […] le droit qu’a tout homme de se proposer comme membre de la société en vertu du droit de commune possession de la terre […] » (3)

La question du « droit de commune possession de la terre » est plus que jamais actuelle dans un contexte de migrations internationales, complexe et multidimensionnel (4). La mondialisation humaine, mais aussi les instabilités et crises politiques rapprochent et rendent interdépendantes les différentes parties du monde. Le rapport entre le local et le global crée des espaces de citoyenneté plus flous, des interstices, des partages et des intervalles entre les personnes et les biens. Les enjeux d’accueil et d’intégration des nouveaux arrivants posent un véritable défi au continent européen et à ses valeurs de respect des droits de l’homme, de droit d’asile, et de solidarité entre ses membres. L’Europe politique n’est pas à la hauteur de cette nouvelle réalité.

L’afflux de migrants vers l’Union européenne est sans précédent -  1 300 000 demandeurs d’asile en 2015 (5). En revanche, les politiques migratoires européennes s’inscrivent dans un triple prisme depuis le XIXe siècle : contrôler, sélectionner, protéger (6). L’Europe ne s’est jamais véritablement pensée comme une terre d’accueil puisqu’elle a plutôt été un continent de départ à travers les grandes découvertes, le commerce et le peuplement de pays vides (5). Lors des périodes de croissance, dans les années 1950, les pays européens ont fait appel aux travailleurs immigrés pour répondre au manque de main d’œuvre. L’immigration était conçue comme provisoire -  les personnes venues combler les besoins du marché de l’emploi n’étaient pas censées s’installer (7). Leur présence sur le territoire est  pensée dès le départ comme provisoire. Pourtant, la plupart de ces personnes sont restées dans leur pays d’accueil. 

À la fin du XXe siècle, et jusqu’aujourd’hui, la gestion de l’immigration par les pays européens, par-delà les différences politiques et sociales, obéit à deux logiques: « la première marque une volonté manifeste de suspendre les flux migratoires, l’autre entend promouvoir l’intégration des immigrés installés depuis longtemps sur les territoires (6). » Les politiques migratoires à l’échelle européenne ont donc connu une évolution progressive de fermeture et de contrôle. L’immigration s’est constituée peu à peu comme un « problème social et politique » dans l’espace public.

Les politiques de maîtrise des flux, de sécurisation des frontières et de restriction du droit d’asile connaissent une acuité importante dans le débat public avec une crise de l’accueil. L’objectif premier de l’Europe est de garder les migrants loin des frontières européennes (8). Les chiffres de 2015 ont montré l’échec de cette stratégie. Si l’approche sécuritaire est inefficace, pourquoi continuer cette même politique ? Pourquoi les pays européens sont-ils si peu solidaires dans le partage de l’accueil pour chaque membre ? Quelles autres formes de politique d’accueil peut-on imaginer ?

Il faut repenser les modalités d’accueil en Europe basées sur des principes sécuritaires et de contrôle, et qui produisent des effets néfastes (9) sur les conditions de vie des personnes migrantes. Il y a une urgence humanitaire et un devoir partagé des pays européens à promouvoir une politique d’ouverture et de mobilité. Les personnes migrantes transforment les frontières « administratives, sociales, culturelles, spatiales et temporelles » (4). Dans ce contexte, peut-on envisager une fermeture absolue des frontières ? Peut-on empêcher les personnes de se déplacer pour se protéger ou chercher une vie meilleure ? Les politiques actuelles sont inefficaces face aux flux de plus en plus importants. N’est-il pas temps de se questionner collectivement sur la liberté de circulation des personnes dans un monde commun partagé ? Il ne s’agit pas de positivisme candide et naïf, mais de pragmatisme. Nous sommes cosmopolites, nous partageons le monde sans l’avoir voulu ni conçu (4). Ce postulat de monde partagé, permet d’éviter les pièges de repli identitaire, d’entre-soi, et de peur de l’étranger qui créent des espaces de non-droits.  

(1)  MAALOUF, Amin, Le dérèglement du monde, Le Livre de Poche, Paris, 2010.
(2)  Centre national des ressources textuelles et lexicales (CNRTL), définitions de « Partage » et « Partager » [en ligne], consulté le 27 novembre 2017. URL : http://www.cnrtl.fr/definition/partage et http://www.cnrtl.fr/definition/partager
(3) JANNER-RAIMONDI, Martine, « Penser l’accueil : de la diversité à l’altérité, place de l’éthico-politique pour construire du commun », Le sujet dans la Cité, 2016, n° 7 : p. 46
(4)  AGIER, Michel, « Grand résumé de l’ouvrage La Condition cosmopolite. L’anthropologie à l’épreuve du piège identitaire, Paris, Éditions La Découverte, 2013 », SociologieS , Grands résumés, La Condition cosmopolite. L’anthropologie à l’épreuve du piège identitaire (mis en ligne le 07 mars 2016). URL : http://sociologies.revues.org/5222. En 2010,  214 millions de migrants internationaux, soit 3% de la population mondiale. Ce nombre a triplé depuis 1970. Le tiers de ces déplacements chemine des pays du Sud vers les pays du Nord, et un autre tiers circule entre les pays du Sud. 740 millions de personnes se déplacent à l’intérieur de leur propre pays.
(5) WIHTOL DE WENDEN, Catherine, « Les incommunications de l’Europe sur la crise de l’accueil des migrants et réfugiés », Hermès, La Revue, no 77 : p. 191
(6)DUVIVIER, Émilie, « Au fondement des politiques d’immigration et de l’asile en Europe », Pensée plurielle,2016, n° 42 : 32 & p 37
(7) SAYAD, Abdelmalek, L’immigration ou Les paradoxes de l’altérité. L’illusion du provisoire, Raisons d’agir Éditions, Paris, 2006 -  ouvrage au titre évocateur.
(8)  « tentatives d’européanisation du droit d’asile avec les accords de Dublin I (1990), principe du « one stop, one shop » (Dublin II, 2003) - un demandeur d’asile voit traiter sa demande dans le premier pays d’accueil européen avec l’informatisation des empreintes digitales (Eurodac, 2000) qui identifie les demandes frauduleuses entre plusieurs pays de l’Union, militarisation des frontières extérieures et mise en commun des forces policières pour les protéger (Frontex, 2004) ;  accords multilatéraux entre l’UE et les pays extra-européens (près de 300) en particulier avec la Turquie. WIHTOL DE WENDEN, C., op. cit., p. 193 & BEVIVINO, Teresa, « L’externalisation de la politique migratoire de l’UE : le cas de l’accord avec la Turquie », Analyses & Études Migrations, 2016 : 13, p. 3 – 20 & BLANCHARD, E. et RODIER C., « Crise migratoire : ce que cachent les mots », Plein droit, 2016 : 4, p. 3 – 6
(9) CALVET, Catherine, Interview « Michel Agier « La crise migratoire met en évidence celle de l’État-nation » », Le Monde, 22 septembre 2015- URL : http://www.liberation.fr/debats/2015/09/22/michel-agier-la-crise-migratoire-met-en-evidence-celle-de-l-etat- nation_1388228. Le dispositif Dublin III  impose aux migrants de déposer leur demande d’asile dans le premier pays d’arrivée en Europe privant les personnes de toute protection étatique et créant des sans-papiers, apatrides ou expulsées vers leur pays d’origine.



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