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Numéro 34 - rive académique - mai 2018

dr Eve-Marie Halba, secrétaire générale de l'iriv, co-fondatrice des rives de l'iriv

Clair obscur

Clair est d’origine latine. L’adjectif clarus s’appliquait au caractère éclatant d’une voix ou d’un bruit (1). On retrouve le radical dans certains instruments au son clair (clairon, clarine, clarinette). Clarus qualifiait aussi l’éclat, la luminosité de ce que l’on voit. Cet emploi est perceptible dans le vocabulaire français au sens propre (clairière, clairsemé, éclairage, éclaircie) et au sens figuré (clairement, clairvoyance, clarifier, éclaircir, éclaireur). Certains mots jouent sur le double sens : éclair, éclairer, éclaircir (2). La luminosité est liée à l’intelligence, à l’évidence et à la rapidité de la compréhension. L’expression galvaudée « c’est clair » marque le simple accord de celui qui n’est pas engagé dans un processus intellectuel mais se conforme à l’avis de son interlocuteur qui, lui, sait argumenter et parle mieux que lui.

Obscurus, antonyme de clarus, serait tiré du verbe sanskrit skuti signifiant « il couvre ». Obscur marque la privation de lumière, le manque de luminosité. Au figuré, il exprime ce qui est difficile à comprendre. S’il qualifie une personne, il exprime son absence de renom ou son déficit intellectuel. Obscurcir, dérivé d’obscur, signifie au sens propre « devenir obscur », « rendre foncé » et « troubler la vue, le regard ». Au figuré, les sens sont plus forts : « déprécier, ternir » et « rendre peu intelligible, aveugle intellectuellement ». L’obscurantisme exprime la violence despotique de plonger un peuple dans l’ignorance pour l’empêcher de réfléchir. Obscur et sombre se concurrencent, surtout au sens propre. Le premier exprime l’absence totale de lumière ; le second, le peu de clarté (3). Sombre marque le caractère triste, tragique ou menaçant d’une personne ou d’une chose, sur un plan moral et psychologique, son sémantisme est plus faible qu’obscur.

Le clair obscur est une création des peintres italiens. Chiar obscuro est défini par Léonard de Vinci en 1596 comme « l’art de distribuer des nuances de lumière contrastant avec un fond sombre » dans son Trattato della Pitture. Cette alliance des contraires souligne le caractère intime, secret ou religieux de la scène ainsi éclairée. La pénombre est le « point où l’ombre s’associant à la lumière établit le passage du clair à l’obscur ». Ce contraste lumineux qui joue sur la profondeur de champ permet la perspective chromatique combinant les couleurs chaudes (rouge, orange..) au premier plan et les couleurs froides (bleu, gris) à l’arrière-plan pour donner l’impression d’éloignement. Le ténébrisme, initié par Le Caravage, joue sur l’ombre (4) et la lumière éclatante pour sculpter les formes et donner du relief à la peinture.

L’ombre est associée au clair obscur. Son sémantisme est riche Au sens propre, l’ombre est l’espace privé de lumière par interposition d’un corps opaque. Dans les croyances antiques et chrétiennes, l’ombre est un spectre, l’aspect pris par les morts. Au sens figuré, il exprime la protection, le secret (à l’ombre de, faire de l’ombre). Il a suscité beaucoup d’expressions folkloriques. Avoir peur de son ombre manifeste la propension à rendre la réalité effrayante à force de ne pas l’affronter. Courir après son ombre marque l’insatisfaction de qui ne se contente pas de ce qu’il a. Lâcher la proie pour l’ombre, expression tirée d’une fable de La Fontaine, souligne l’imprudence de qui se laisse berner par la promesse d’un gain virtuel. Dans toutes ces locutions, l’ombre masque la réalité et insiste sur les dangers des apparences trompeuses. Le dérivé ombrage exprime au sens propre l’ombre d’un feuillage ; au sens figuré, des sentiments négatifs (défiance, colère, jalousie, susceptibilité, tristesse). L’adjectif ombrageux qualifie un caractère soupçonneux, mélancolique et sombre. Ombreux est le synonyme d’ombragé au sens propre et d’ombrageux au sens figuré

 La clarté est rendue plus éclatante par l’obscurité, la lumière par l’ombre. Les maîtres du clair-obscur et du ténébrisme nous apprennent à mieux saisir la complexité du monde. Chacun a en soi une part d’ombre, un côté obscur qui nuance sa vraie personnalité.« Je passe le plus clair de son temps à l’obscurcir car la lumière me gêne » disait Colin dans l’Ecume des jours de Boris Vian. Le jeu de mots (5) occulte le sens de cette phrase plus profonde qu’elle ne le semble. L’évidence de ce que l’on voit ne doit pas nous éblouir, il faut être capable de prendre du recul, quitte à être plongé dans le noir, le doute. Le repli sur soi permet de réfléchir avec ses propres armes. Cette attitude est l’inverse de celle que Platon propose dans sa fameuse allégorie de la caverne, où les hommes sont maintenus dans l’ignorance si bien que la clarté du monde les effraye et qu’ils doutent de sa vérité. Rappelons que dans la mythologie grecque, la divinité personnifiant l’obscurité, Erèbe (5), est fils du Chaos, frère de Nyx (la nuit) et père d’Hémèra (le jour). Du vide est né l’obscur qui a engendré la lumière. Quelle meilleure définition du génie qui crée à partir d’obscurs riens de lumineuses théories.

 (1) La famille lexicale latine intègre les verbes de parole calare « appeler », clamare « clamer » ou declarare « faire voir clairement ». Toutes les définitions et étymologies sont tirées du Robert Dictionnaire historique de la langue française, Alain Rey (dir.), Paris, Dictionnaires Le Robert, 1992.
(2)   Éclairer a le sens concret de « répandre de la lumière sur quelqu’un ou quelque chose » et les sens figurés de « rendre clair, compréhensible » et de « mettre quelqu’un en état de comprendre ». Éclaircir est plus développé. Au propre, il signifie « rendre clair ou plus clair » et peut marquer la brillance du soleil ou du jour. Sur un plan abstrait, si l’objet est inanimé, il a le sens de « projeter de la lumière/ mettre en lumière quelque chose » et « rendre plus compréhensible ». Si l’objet est animé, il signifie « informer ». Le verbe pronominal s’éclaircir avec quelqu’un est synonyme de s’expliquer.
(3) Assombrir, dérivé de sombre, signifie « rendre sombre ». Le pronominal s’assombrir a le sens moral et psychologique de « devenir sombre, triste ». Pour les tons de couleurs, clair s’est opposé à sombre puis à foncé qui l’a supplanté dans cet emploi (bleu foncé/bleu clair).
(4) En peinture, l’ombre apporte du réalisme à la peinture et n’apparaît pas avant la Renaissance. L’ombre au tableau signifie jouer sur les teintes les plus sombres d’une toile. Au figuré, elle exprime la partie cachée, sombre, d’une situation, d’une personnalité qui pourrait en gâter la beauté. Le verbe ombrer, utilisé par Vasari, signifie « couvrir d’ombre », « représenter les ombres du tableau ». L’ombre est aussi artistique si le contour volontairement projeté est maîtrisé dans le théâtre d’ombre ou les ombres chinoises. L’art de faire des ombres avec les doigts s’appelle l’ombromanie.
(5)  Cette figure de style  s’appelle la syllepse. Elle consiste à jouer sur le sens propre et le sens figuré d’un mot.
(6) Erèbe a aussi pour soeur Gaïa (la terre), pour frères Tartare et Eros. Il est père d’Eléos (la pitié), d’Epiphron (la prudence) et de Charon (passeur des Enfers).



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