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Numéro 7 - rive académique - mai 2006

dr Eve-Marie Halba, secrétaire générale de l'iriv, co-fondatrice des rives de l'iriv

Solidaire, précaire: tous frères?

La fraternitéest un mot du vocabulaire religieux, politique et juridique. Les chrétiens, les moralistes et les philosophes du droit l'associent à une réflexion plus générale sur la notion de justice et d'entraide dont les Fables de La Fontaine donnent des exemples frappants (1). Au XVIIIe siècle, la fraternité devient un concept politique essentiel que la Révolution française associe à l'égalité et à la liberté. Au fil des temps, la notion reste vivace mais le mot décline à cause de sa concurrence avec solidarité (2). Les théories de Léon Blois sur la justice sociale, l'aide aux plus démunis (appelées solidarisme) vont faire du mot solidarité le plus apte à exprimer l'idée d'entraide républicaine. Mais contrairement au mot fraternité celui de solidarité présente une certaine ambiguïté : c'est à la fois une aide fraternelle offerte à chacun mais aussi une défense contre la précarité qui guetterait le non solidaire. Nous nous interrogerons sur ce couple lexical apparemment mal assorti : (solidaire/précaire).   


Précaire et solidaire appartiennent au vocabulaire juridique, ils forment les deux facettes de la dépendance. Lien qui renforce, la solidarité évoque la réciprocité entre plusieurs personnes. Lien qui affaiblit, la précarité implique la seule subordination. Cependant ces acceptions ne sont pas celles que les deux mots avaient originellement. Le précaire était un bénéfice octroyé pour entretenir la fidélité ou rémunérer un service (3). La solidarité était la coobligation juridique qui engageait chacun des contractants d'un acte, contrainte plus que protection.   

Le droit ecclésiastique explique la curieuse évolution de précaire " obtenu par la prière " puis " ce qui est octroyé de manière révocable ". Le bénéfice précaire était une concession gratuite de l'usufruit d'une propriété. Il était accordé aux guerriers qui devaient, en retour, défendre ses propriétés (4). L'usage courant n'a retenu que l'idée d'avenir mal assuré, d'absence de garantie en oubliant le contrat passé entre deux parties, base nécessaire de tout accord qui peut perdurer. La toute-puissance de celui qui donne est corrélée à l'insécurité de celui qui reçoit.   

Solidaire appartient à la famille lexicale de solide " entier, complet ". L'obligation solidaire exprime initialement le risque encouru par les personnes ayant en commun un bien. Elle exige la réponse collective au non d'un seul, la solidarité active permet à chaque créancier de réclamer son dû dans sa totalité. La notion d'une coobligation, parfois dangereuse, a été gommée au profit de celle d'engagement. La conscience du devoir moral d'assistance prend le pas sur l'idée de réciprocité.   

Solidarité et précarité nourrissent la réflexion républicaine. Quel enseignement pour le bénévolat et le volontariat ? Deux expressions, pièces solidaires et commerce précaire, offrent deux métaphores intéressantes. En mécanique, les pièces solidaires sont celles liées dans un même mouvement de façon réversible. Le bénévole est ainsi ce maillon indispensable, nécessaire au progrès de tous, engagé dans une démarche collective. En droit des gens, le commerce précaire évoque le fait que deux nations ennemies continuent à entretenir des liens commerciaux sous pavillon neutre. N'est-ce pas l'image du volontaire apportant son aide dans des zones de conflits, symbole fragile du soutien international ? Précaire solidarité ou solidaire précarité, la fraternité moderne a donné au bénévolat et au volontariat une mission fragile mais salutaire.
 
 
   
(1) Citons Le cheval et l'âne (VI 16): " En ce monde il se faut l'un l'autre secourir " et L'âne et le chien : " Il se faut entr'aider, c'est la loi de nature ". 
(2) Voir l'article de " Fraternité " de Michel Borgetto dans Dictionnaire de la culture juridique, PUF, 2003. Selon cet auteur, la fin de la Seconde Guerre Mondiale redonne à fraternité une nouvelle jeunesse grâce à la prise de conscience sur le racisme et la xénophobie. 
(3) Le Trésor de la Langue française (TLF) rappelle que ce " procédé juridique, hérité du droit romain, utilisé à l'époque franque, permettait à un propriétaire de concéder des tenures grevées de charges modiques, ou même nulles, sans aucune obligation militaire) ". 
(4) Article " précaire " du Dictionnaire de Bescherelle (XIXe siècle).      



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