← Retour

Numéro 8 - rive académique - septembre 2006

dr Eve-Marie Halba, secrétaire générale de l'iriv, co-fondatrice des rives de l'iriv

Les ambassades épiques, question de transmission

La transmission est un point important dans la réussite du bénévolat. C'est un double lien, celui que l'association crée avec le bénévole et celui que ce dernier construit avec le monde extérieur. La formation est une première étape qui permet de le faire adhérer à un projet collectif, transmettre ce savoir est l'objet de toutes les attentions. L'action menée par le bénévole est un second lien fort qui ne doit pas être négligé. La transmission est une relation personnelle qu'il entretient avec des bénéficiaires, dans un contexte spécifique, chacun donnant à cet échange une coloration particulière. Nous nous intéresserons à cette communication privilégiée.   


Transmettre n'est jamais un acte anodin ou neutre, la transmission est difficile et suppose beaucoup de précautions. Cet échange n'est en effet possible que si les personnes sont capables de communiquer et de se comprendre. Dans les chansons de geste médiévales, un type de personnage est une bonne métaphore de la transmission, ce sont les ambassadeurs. Ils sont les médiateurs privilégiés de deux partis opposés destinés à s'entendre, au sens fort du terme. Les négociations sont toujours complexes, parfois dangereuses. Le contexte, la personnalité des locuteurs, l'objet du message sont des paramètres importants dans la réussite de cette entreprise (1).   

Les ambassades épiques sont préparées avec soin et sont le dernier espoir de conciliation entre adversaires qui sont face à une alternative : la trêve ou la guerre. C'est pourquoi le choix du médiateur est toujours délicat. Il s'agit d'élire la personne capable de dispenser le message seigneurial et d'obtenir la bonne écoute d'un interlocuteur hostile. Nous proposerons trois exemples dans lesquels l'ambassadeur est confronté à un baron rebelle ou à un sarrasin et nous analyserons, dans chaque cas, les raisons de la bonne ou de la mauvaise transmission.   

Un premier type d'ambassade révèle la faiblesse du messager. C'est le fameux exemple du traître de la Chanson de Roland. Désigné par Roland pour conduire la périlleuse ambassade auprès des Sarrasins, Ganelon trouve cette mission parfaitement inutile (comment obtenir leur conversion à la religion chrétienne ?) L'habileté de son interlocuteur sarrasin pervertit l'objet de l'ambassade, Blancandrin a su percevoir la haine de Ganelon pour Roland. Le guet-apens mortel de Roncevaux en est la conséquence : l'ambassadeur reviendra avec une fausse allégeance du roi sarrasin à Charlemagne qui causera la mort de son neveu. Le langage manipulateur de l'adversaire est une arme qui a dévoyé l'ambassadeur : il croyait trouver la mort, il rencontre un homme qui sait faire de lui un homme important (tel un roi, on lui offre force cadeaux) et providentiel (il paraît avoir converti les païens).   

Un deuxième type d'ambassade est fondé sur la forte personnalité du messager qui prend le pas sur le reste. Ce cas extrême est incarné par le propre fils de Charlemagne dans Renaut de Montauban. Le contexte est tendu : aucun homme de la cour ne se propose pour aller trouver Beuves d'Aigremont, un puissant vassal qui ne remplit plus ses obligations militaires (2). Lohier est finalement désigné par son père pour faire entendre raison au rebelle. L'insolent ambassadeur déconsidère d'emblée Beuves qui ne peut plaider sa cause (3) mais est insulté et humilié. Comme le messager ne remplit pas son rôle, la colère l'emporte sur la raison : le vassal fracasse le crâne de Lohier. La transmission est rompue de manière radicale et révèle la défaillance de l'échange. L'ambassadeur n'est pas un simple porte-parole mais un négociateur qui doit écouter pour se faire entendre. La violence du langage trahissait un mépris total pour celui qui faute de s'exprimer par la parole a choisi le geste.   

Un dernier type d'ambassade révèle les qualités indispensables à un homme de bonne volonté. Ogier est l'exact contraire de Lohier. Il est l'un des douze pairs de Charlemagne qui a l'assentiment de l'ensemble de la cour. Il appartient au lignage de Beuves (4) et est animé d'un réel désir de paix, le langage qu'il adopte pour parlementer avec lui en témoigne. Il considère le meurtrier de Lohier comme un pécheur qui doit expier sa faute. Cette approche pénitentielle et compassionnelle saura toucher le duc d'Aigremont. Dans un contexte beaucoup plus tendu, les deux interlocuteurs parviendront à s'entendre. La réussite de l'ambassade tient au respect réciproque. La tonalité du langage est essentielle pour que la transmission puisse être efficace : les paroles de l'ambassadeur doivent être fermes sans autoritarisme et tenir compte de celles de son interlocuteur. L'attention portée à Beuves permet à Ogier d'obtenir une meilleure écoute du message impérial.   L'expérience grandit le bénévole s'il peut, comme Ogier, rester fidèle à ses convictions tout en sachant écouter les autres et s'enrichir à leur contact. La sociologie évoque l'idée de transmission sociale comme " l'ensemble des procédés de civilisation qui se répandent dans les sociétés humaines ". C'est un concept essentiel qui permet de mieux comprendre la réussite du bénévole-ambassadeur.     



(1) La linguistique a systématisé cette analyse sous la forme du " schéma actantiel " qui repère dans chaque texte l'émetteur, le récepteur, l'objet du message et le contexte d'énonciation. Pour une approche simplifiée voir Petite grammaire française, Ellipses, Paris, 2002, p.139-41. 
(2) Le vassal a refusé de soutenir l'effort de guerre impérial en Espagne. Cette désobéissance affaiblit l'armée de Charlemagne, composée du renfort militaire de tous ses puissants barons. 
(3) L'ambassade insolente est un motif épique. Voir l'article de Paul Bancourt " Le thème de l'ambassade insolente dans les chansons de geste françaises et la littérature arabo-turque ", in Essor et Fortune de la chanson de geste dans l'Europe et l'Orient latin, Mucchi Editore, 1984, tome I, p.267-75. 
(4) Le cycle des barons révoltés (ou geste de Doon de Mayence) regroupe des personnages du même lignage. Nous avons déjà évoqué dans d'autres rives de l'iriv Renaut de Montauban (rive 1) et Girart de Roussillon (rive 3). Ogier est le petit-fils de Doon de Mayence, leur aïeul commun.   



Si vous souhaitez réagir à cet article : info@iriv.net



devenez contributeur des rives d'iriv

← Retour