← Retour

Numéro 19 - rive philosophique - mai 2010

Pierre Damamme, élève en lettres supérieures au lycée Jean- Baptiste Corot (Savigny sur Orge)

Autrui,

Je ne suis pas seul au monde. Je ne suis qu'un " je " parmi des milliards d'autres " je ", une individualité, ébranlée sans cesse par d'autres individualités. La rencontre d'un homme avec un autre est par essence violente, brutale, douloureuse. Toute rencontre est un choc: autrui m'arrache à moi-même, il m'emporte à la manière d'un raz-de-marée vers un autre univers, le sien, radicalement autre. Je n'ai pas choisi la destination, et d'ailleurs je ne la connais pas. Je suis comme emporté, semblable à un morceau de bois à la dérive sur la vaste mer: tantôt la vague me porte, tantôt elle me submerge. Autrui n'est donc pas simplement un alter ego, un autre moi-même, mais aussi un ego alter, un " moi " qui n'est pas moi, un " je " que je peux reconnaître comme un " tu ".  

La rencontre, moment essentiel dans la confrontation d'un " je " avec un autre, n'est pas facultative ou optionnelle. Le rêve d'une vie solitaire, menée à l'abri des autres hommes, au sein d'une nature paisible et lénifiante, n'est pas nouveau. Mais comment penser le " je " indépendamment des autres, sur le mode de la solitude absolue? Comment imaginer ce " je " qui par souci de tranquillité voudrait rompre tout lien avec les autres hommes? Cette expérience, Rousseau la mène et la raconte dans ses Rêveries du promeneur solitaire: " Me voici donc seul sur la terre, avoue-t-il, n'ayant plus de frère, de prochain, d'ami, de société que moi-même. " Mais bientôt, la question refait surface, lancinante: " Mais moi, détaché d'eux et de tout, que suis-je, moi-même? "  

Sans autrui, le " je " ne comprend plus qui il est, car plus personne n'est là pour lui renvoyer une image de lui-même, pour maintenir intacte sa conscience. C'est cette perte progressive de la conscience dans la solitude que raconte Michel Tournier dans Vendredi ou les limbes du pacifique, reprenant le personnage du marin échoué sur une île déserte de Daniel Defoe. Seul sur l'île, privé d'autrui, Robinson perd peu à peu la conscience qu'il a de lui-même: " Il savait maintenant que l'homme est semblable à ses blessés au cours d'un tumulte ou d'une émeute qui demeurent debout aussi longtemps que la foule les soutient en les pressant, mais qui glissent à terre dès qu'elle se disperse. La foule de ses frères qui l'avait entretenu dans l'humain sans qu'il s'en rendît compte, s'était brusquement écarté de lui ". La perte de contact avec autrui et le réel est décrite dans le roman comme une lente fusion avec les éléments naturels, qui témoigne de l'absence de distance avec soi-même.  

" Pièce maîtresse de mon univers ", autrui est donc nécessaire. " Je " ne peux pas être " je " sans l'autre, et à quoi bon dire " je " quand aucun " tu " n'est là pour nous répondre? A sa manière, autrui est un miroir. Il nous renvoie une image de nous-même par son comportement ou son jugement. Mais le reflet renvoyé par le miroir n'est souvent pas celui qui est attendu. On se croit gentil, on nous dit méchant ; qui pense être généreux sera considéré comme égoïste. Autrui ne cesse de me juger et la douleur est grande dans cet écart entre ce que l'on croit être et ce que les autres pensent de nous. Mais quelle légitimité se targue d'avoir autrui pour prétendre savoir mieux que moi qui je suis? Il n'en a pas vraiment, mais son jugement est nécessaire. Néanmoins, tout jugement n'est pas douloureux; autrui peut révéler et mettre au jour des qualités que moi-même je ne me soupçonnais pas.  

Ce miroir tendu par autrui est donc toujours l'occasion d'une introspection, d'une quête intérieure du moi, d'un questionnement en somme. J'ignore des pans entiers de mon âme, et autrui se charge de me les révéler. Je suis parfois convaincu qu'autrui a tort, qu'il fait erreur sur mon compte, et il se peut que l'image que je renvoie ne soit pas exacte, mais j'ai beau savoir que ce n'est pas moi, autrui m'oblige à me re-considérer, à me re-penser, à me re-mettre en question. Il me donne finalement l'occasion de réinvestir mes actes du sens qu'ils ont perdu. Car mon action détermine avant toute chose le jugement qu'on va porter sur moi.  

Dans son Journal de jeunesse, Tolstoï affirme qu'un " moyen puissant d'atteindre au véritable bonheur, c'est, sans aucune loi, de tisser autour de soi dans toutes les directions, comme une araignée, une toile faite d'amour et d'attraper tout ce qui vient se prendre dedans: une vieille, un enfant, une femme, un commissaire de police. " La réflexion de l'auteur illustre bien ce que peut être le bénévolat. En effet, le bénévole cherche activement à créer des liens avec autrui, car son attitude est avant tout ouverture à l'autre et au monde. Chercher à comprendre l'autre, c'est aussi une façon de renouer avec le monde. Le bonheur n'est peut-être possible qu'à cette condition, dans la relation à l'autre: l'autre, à la fois alter ego et ego alter, creuset des différences et des similitudes, source de bonheur indispensable, remède à la solitude.



devenez contributeur des rives d'iriv

← Retour