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Numéro 27 - rive académique - décembre 2014

dr Eve-Marie Halba, secrétaire générale de l'iriv, co-fondatrice des rives de l'iriv

Les tours du détour

Détour et détournement sont attestés en français dès le XIIème siècle. Le premier sens est l’éloignement par rapport à un itinéraire prévu ou le changement de direction. Détoura le sens de « lieu écarté », d’« endroit où une rivière change de direction », de « chemin plus long qu’on ne l’envisageait ». Au figuré, c’est l’idée de « faux-fuyant », de « prétexte », de « ruse » qui domine. En détour signifiait autrefois « en cachette ». Au pluriel, il exprime « l’expression indirecte et dissimulée » (1553) ou les « replis du cœur » (1690) (1). Détournement est tiré du verbe détourner dont il a repris les principales acceptions. Il est surtout usité dans les tours juridiques « détournement de fonds » ou « de mineurs » (2)

Détourner est attesté dès le XIème siècle (3). Le verbe est dérivé de tourner, du latin tornare, hérité du grec  tornos désignant le « tour du potier ». Le mot technique n’a pas inspiré le vocabulaire gréco-romain au contraire du français (4). Détourner signifie au propre « écarter de la voie suivie ou à suivre » et « modifier le tracé d’une voie fluviale ou terrestre » (XIVe) (5). L’idée d’écarter quelqu’un de son chemin ou de quelque chose se développe dans les emplois figurés (6). Pour éviter un embarras, on fait dévier les paroles ou les pensées de son interlocuteur, comme dans les tours détourner une conversation ou détourner les soupçons. Le verbe marque l’émotion violente qui force à s’éloigner de quelqu’un ou de quelque chose dans les expressions détourner les yeux ou la tête (7). Se détourner privilégie l’idée de « changer de direction », notamment dans les usages figurés de « s’enfuir pour esquiver » (XIIIe) ou de « changer de dessein » (XIVe).

 Le détour est une idée positive, celle d’une chose inattendue qui force à modifier ce que l’on avait prévu. Le détour peut être une opportunité, celle de découvrir une chose inconnue ou différente de nos attentes. C’est le ressort de la recherche scientifique –au sens large du terme, le détour n’éloigne pas les chercheurs de leur sujet, il les en détache pour mieux les conforter dans l’utilité de leur travail. Le plus souvent, la lenteur, l’absence de résultat immédiat renforce la patience et consolide les bases méthodologiques (8). Le détour est un chemin buissonnier qui offre le recul nécessaire à une véritable réflexion. Telle est la conception des apologues, le détour d’une fiction permet de tirer une leçon d’un récit.

Le détour est aussi un moyen de raisonner. On peut masquer momentanément le but de son raisonnement pour démontrer que des arguments sont invalides en prenant à dessein une « fausse route » que l’on sait sans issue. C’est le principe du raisonnement par l’absurde qui reprend tous les faits erronés en les menant jusqu’au bout de leur illogisme. La conclusion étant absurde, le bien fondé de l’argumentation est facilement pris en défaut. Les détours de son adversaire peuvent aussi être contrés si l’on sait reconnaître les principales ruses argumentatives –amalgame,  dilemme, raisonnement ad hominen, a contrario(9).

La voie détournée est-elle le meilleur moyen d’emporter la conviction (10) ? DansLe pouvoir des fables, Jean de La Fontaine se demande si, dans une situation politique critique, le discours d’un orateur est plus fort qu’une fable (11). Le dédicataire de l’oeuvre est l’ambassadeur de France qui ne saurait « s’abaisser à des contes vulgaires » : sa seule éloquence devrait pouvoir « détourner » d’une guerre avec l’Angleterre. L’apparente modestie de La Fontaine est démentie aussitôt après. Un orateur athénien, incapable de capter l’attention de l’assemblée, conte l’histoire de Cérès et de l’hirondelle pour la réveiller de sa torpeur. « Le monde est vieux, dit-on ; je le crois ; cependant/ Il le faut amuser encor comme un enfant » nous apprend la morale Quand un danger menace, la voie détournée d’une fable est plus efficace qu’un long discours pour convaincre. L’éloquence ne saurait se passer complètement de la force argumentative d’une fable qui stimule l’imagination et capte l’attention.

Le détour est-il toujours positif ? L’art du détour est le plus souvent celui du mensonge. Le Misanthrope de Molière l’illustre parfaitement en mettant aux prises un cœur sincère, Alceste, le héros éponyme, et Célimène, la coquette dont il s’est épris. Une scène fera tomber le masque, celle de la lettre de la jeune veuve à un autre soupirant. Elle a l’aplomb de prétendre qu’elle était destinée à une femme ! C’en est trop pour l’amoureux trahi : « Ah ! le détour est bon, et l’excuse admirable (…) Voyons, voyons un peu par quel biais, de quel air/ Vous voulez soutenir un mensonge si clair ». La voie détournée peut aussi être outrée pour confondre le menteur. Le trafiquant de Perse peut piéger son voisin dans Le dépositaire infidèle : si un rat a mangé son argent, un Chat-huant a pu enlever un enfant ! L’aplomb du voleur fait long feu.

Le détour est une arme à double tranchant : il permet une réflexion plus solide si l’on en use à bon escient, sinon il est un subterfuge de malhonnête contournant la vérité. Dans un cas, il ouvre l’horizon ; dans l’autre, il emprisonne son auteur. Il est pourtant un penseur antique qui semble combiner ce double mouvement dans sa méthode, Socrate. En effet, pour faire émerger la vérité, dans ses dialogues philosophiques, il feint la naïveté, le chemin détourné de l’ignorance, pour mieux confronter l’autre à ses mensonges, aux détours de son raisonnement. Le tour de magie du détour philosophique !

(1)     Au sens propre, détours est une « voie sinueuse et difficile à suivre » (1538).
(2)     Détourner des fonds est attesté en 1384, l’expression détournement de fonds est fréquente au XVIIIe siècle mais existe dès le XVIe. Détournement de mineurs date de 1836 et détourner un mineur de 1864.
(3)     Le verbe est attesté en 1080.
(4)     Des verbes : retourner, contourner, tournicoter, tournoyer, entourer… ; des noms : tournoi, touriste, retour, atour…
(5)     Dans ce dernier usage, naît au XXe siècle l’expression détourner un avion.
(6)     C’est notamment celui de « dissuader quelqu’un de suivre son dessein ou ce qui est sur sa voie en lui prodiguant de bons conseils (1160) ou de mauvais avis (1538) ».
(7)  C’est « tourner (une partie du corps) dans une autre direction pour éviter quelque chose ».On pouvait aussi détourner l’oreille au XVIe siècle ou l’esprit -pour chasser de mauvaises pensées- au XVIIe siècle. Le verbe pronominal se détourner reprend cet emploi. Au XVIIe, il marque le geste physique marquant une émotion que l’on veut cacher ou d’une aversion que l’on ne peut cacher. Voir détour in Dictionnaire historique de la langue française, dir. de Alain Rey, Paris, Dictionnaires Le Robert, 1992, t.2.
(8)     La recherche pharmaceutique est fondée sur des expériences longues et fastidieuses. Leur « inventeur » au -sens étymologique- ne voit souvent pas sa découverte suffisamment reconnue de son temps. C’est le cas de la pénicilline ou de la morphine, par exemple.
(9)     Voir Petit manuel de stylistique, De Boeck-Duculot, Bruxelles, 2008, p.64-68.
(10) L’expression voie détournée « moyen retors, indirect et caché » est utilisée par Mme de Sévigné.
(11) M. de Barillon doit obtenir que la France ait le soutien de l’Angleterre, allié peu fiable de Louis XIV, dans la guerre de succession d’Espagne. L’orateur athénien doit convaincre l’assemblée athénienne de faire la guerre à Philippe de Macédoine qui pourrait se rendre maître d’Athènes si on le laisse faire.



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