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Numéro 28 - rive philosophique - juin 2015

Federico Mantel, diplômé en droit (Université de Buenos Aires) et en sciences politiques (Université de Montesquieu à Bordeaux)

Du « juste » équilibre

"Où Dante aurait-il puisé la matière pour son Enfer sinon dans ce monde réel qui est le nôtre", "empire du hasard et de l'erreur", où "la bêtise et la méchanceté agitent leur fouet", s'interrogeait amèrement Schopenhauer (1), avec la radicalité d’un profond et impitoyable pessimisme. Les événements affligeants de Paris en janvier dernier, les diverses crises politiques et sociales de notre monde contemporain, les tueries et persécutions dues à une intolérance protéiforme semblent, ainsi, corroborer cette appréciation. Or, est-il possible par la philosophie et la réflexion politique d'apporter une réponse à ces défis incessants? S'avère-t-il utopique de penser à l'établissement de la concorde et au respect dans nos sociétés? En d'autres termes, si l'instauration effective de la fraternité entre les hommes était possible, quels seraient-ils donc ses mécanismes et ses dispositifs?

Tuer autrui suppose sa négation préalable. Parce qu’on le nie, on l'anéantit. Sa négation idéologique détermine, par conséquent, son annihilation physique ultérieure. Je l’ai aliéné. Je lui ai enlevé sa dignité d'être humain ainsi que sa nature d'éminence politique. Je l'ai transformé en un Etranger face à moi, en niant son appartenance à la polis commune, qui unit et -unit, la grande ecclesia  de l'homme.

Le caractère politique de l'être humain, c’est à dire son interdépendance, fut conceptualisé par Aristote dans le Zôon politikon. D'après le Stagirite, l’homme qui n'éprouvait nullement le besoin d'être membre d'une communauté était "ou une brute ou un dieu", "un être dégradé  ou au-dessus de l'humanité" (2). Dans l'Antiquité, la loi est une quête de justice, de bien moral et de bonheur, afin, selon les mots de Platon sur l’origine et la fonction légiférante (3), de "distribuer, en toute occasion, la justice entre les citoyens, en assurant leur sauvegarde" (4).

Æquĭlībrĭum, l’équilibre est une équi-valence, une équité entre différentes entités qui ont le même poids (5), le même fondement ontologique et, partant, un caractère incontestable. Dans le domaine politique cela suppose la consécration de tout homme comme noyau irréductible de dignité inviolable, sous la protection de la loi. L'autre est mon frère. D'où l'importance de l'éducation qui construit le cadre, fait naître le discernement rendant possible la reconnaissance et la considération auprès des autres. Cela mériterait une étude concernant les mécanismes individuels, sociaux, politiques et culturels permettant l'aliénation de l'homme et de sa liberté.

Heinrich Blücher l’exprime avec  profondeur : « Quoi qu'il puisse nous arriver dans le futur, cela dépendra des hommes, et l'humanité ne changera que si les hommes changent; notre système politique ne changera que si les citoyens changent. Cela signifie qu'il faut commencer par les fondements et parcourir un long chemin, et j'avoue que nous sommes pressés, terriblement pressés même. Mais nous pourrions en tout cas avoir compris que les raccourcis ne servent à rien, et ceux qui nous racontent que nous n'avons pas besoin d’hommes libres, mais d'hommes socialisés, que nous n'avons pas besoin d'hommes qui pensent par eux-mêmes, mais des rouages bien huilés, ceux-là ont non seulement détruit les valeurs humaines mais ils ont pris le chemin de détruire l'homme, celui même qui juge les valeurs, le seul être qui puisse mettre au monde des valeurs et s'y tenir" » (6).

Nous avions commencé cette rive, avec pessimisme. Notre conclusion nous invite à plus d'espérance, comme un compromis, en évoquant les mots de Camus : « Je continue à croire que ce monde n’a pas de sens supérieur. Mais je sais que quelque chose en lui a du sens et c’est l’homme, parce qu’il est le seul être à exiger d’en avoir. Ce monde a du moins la vérité de l’homme et notre tâche est de lui donner ses raisons contre le destin lui-même. Et il n’a pas d’autres raisons que l’homme et c’est celui-ci qu’il faut sauver si l’on veut sauver l’idée qu’on se fait de la vie. […] et c’est donner ses chances à la justice qu’il est le seul à concevoir. Voilà pourquoi nous sommes en lutte » (7). C'est donc l'homme qu'il faut sauver, pour rendre, ainsi, possible la justice.

(1) Schopenhauer (Arthur), Le monde comme volonté et représentation, Paris, Gallimard, 2009, Tome I, § 59, pp. 611 y 612 in fine/613.
(2)  Aristote, Politique, Paris, J. Vrin, 1995, Livre I, 2, pp. 28 y 30.
(3) "Dites-moi, vous qui venez d'une autre cité, qui est responsable de l'établissement de vos lois? Est-ce un dieu ou bien un homme?", Platon, Les lois, Paris, Flammarion, 2006, Tome I, p. 63.
(4) Platon, Le politique, Paris, Flammarion, 2003, p. 174.
(5)  Libra: balance.
(6)  Blücher (Heinrich), "Un cours du Common Course",  in Hannah Arendt-Heinrich Blücher, Correspondance 1936-1968, p. 528. 
(7) Camus (Albert), Lettres à un ami allemand, Paris, Gallimard, 1992, p. 74.

 



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