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Numéro 14 - rive académique - septembre 2008

dr Eve-Marie Halba, secrétaire générale de l'iriv, co-fondatrice des rives de l'iriv

Sollicitude, force des sentiments

Sollicitude, compassion, commisération : tous ces mots paraissent synonymes, ils appartiennent au vocabulaire de l'entraide et de la charité. L'attention envers celui que l'on veut aider n'est pourtant pas la même. Le soin d'autrui peut être le partage de sa souffrance, sens propre de compassion " souffrir avec " ou de commisération " pitié commune " (1). Ce soin peut avoir une forme plus positive et dynamique, c'est la sollicitude.   


Solliciter est formé de deux éléments latins solus " entier ", racine que l'on retrouve dans solide, et de citus " mis en mouvement, poussé " base du mot cinéma. Soucier et solliciter sont les deux verbes hérités de la même forme latine sollicitare (2). L'idée première est celle de l'inquiétude, du tourment aux sens propre et figuré. On peut solliciter quelque chose ou quelqu'un, ce qui marque l'insistance avec laquelle on désire obtenir gain de cause.   

Solliciteur et sollicitation eurent, jusqu'au XIXe siècle, un sens juridique. Ils mettaient en valeur la principale fonction des avocats : faire avancer les dossiers de leurs clients auprès des juges par des demandes répétées. Ces hommes de loi ont l'image de ceux qui reviennent régulièrement à la charge. La notion dynamique est prise ici dans son sens le plus extrême. Le terme anglais solicitor, emprunté à la langue française au XVIe siècle, est un témoin de cette valeur juridique et de la perception assez négative des avocats dans le monde anglo-saxon, sorte de " harceleurs " infatigables.   

La sollicitude est inscrite dans un mouvement positif d'altruisme, c'est l'oubli de soi pour se préoccuper de l'autre. Curieusement cette inquiétude (3) a une dimension spirituelle pour les laïcs alors que pour les religieux " les sollicitudes du monde " sont les soins des choses temporelles qui les distrairaient de la méditation divine.   

Telle est bien l'ambiguïté de la sollicitude et du bénévolat. S'abstrait-on complètement de soi-même pour pouvoir aider un étranger ? Est-ce un renoncement à son identité pour épouser une cause collective ou est-ce un engagement qui demande que chacun apporte sa singularité ? Cette attitude révèle-t-elle une faiblesse ou au contraire une force de l'individu ? Les sentiments et les émotions que suscite la sollicitude expliquent cette apparente contradiction.   

La dimension émotionnelle est au cœur de la sollicitude. Si l'on s'inquiète pour un être, c'est qu'il a su toucher au fond de soi une fibre sensible. Le domaine de l'émotion, comme champ d'étude scientifique à part entière, a été développé aux Etats-Unis sous le terme d'emotionology, notamment dans les sciences humaines. En France, les historiens commencent à approfondir le sujet (4).   

Une éthique de la sollicitude (5) a ainsi été conceptualisée par des chercheurs américains. Leurs travaux tendent à montrer que l'amour et l'amitié n'affaiblissent pas la morale mais que cette affection pour autrui la grandit. La sollicitude, souvent incarnée par l'attachement de la mère pour son enfant, dépasse cette figure symbolique : elle peut être fraternelle, amicale ou professionnelle.   

Renaut de Montauban (6) donne de très beaux exemples de la sollicitude fraternelle. Cette œuvre médiévale montre combien l'écoute de l'autre en est une part importante. Lorsque les frères chantent un chœur à trois voix au lieu de quatre, la fratrie l'entend et perce à jour la tristesse de l'un d'eux. Lorsque le benjamin est blessé, Renaud s'inquiète de son silence et découvre la grave blessure de son frère.   

La sollicitude transcende les émotions, les sentiments et les liens affectifs. Elle est au cœur de l'humain. Un homme qui n'est plus à l'écoute de l'autre se replie sur lui-même et perd ce qui fait son humanité. Le bénévolat permet de réfléchir à cette dimension essentielle de chacun de nous.     



(1) Miséricorde, commisération présentent la même base, l'adjectif miser, qui signifie " malheureux ". 
(2) C'est un doublet étymologique. 
(3) In-quiétude (antonyme de quiétude, préfixe négatif): ne pas être en repos. 
(4) Les médiévistes sont en pointe sur cette nouvelle approche. Voir Emotions in the heart of the city (14th-16th century), Tunhout (Brepols), 2005. 
(5) Care ethics en anglais. Voir l'article de Lukas K Sosoe " Respect, amitié et sollicitude ", in Portique, n°11 le Respect, 2003. Cette éthique est née de la différence de l'expérience morale entre hommes et femmes et s'appuie sur les travaux de la psychologie génétique. Elle a ensuite été conceptualisée par des chercheuses américaines, notamment Carol Gilligan, " Une voix différente- Pour une éthique du care ", Champs essais, traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Annick Kwiatek (2008). 
(6) Cette épopée du XIIIe siècle met en scène quatre frères unis dans l'adversité. Voir Renaut de Montauban, épopée d'un exclu, Septentrion, Lille, 2002.



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