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Numéro 3 - rive académique - mars 2005

dr Eve-Marie Halba, secrétaire générale de l'iriv, co-fondatrice des rives de l'iriv

L'impénitent Girart de Roussillon, un engagé malgré lui

Les épopées médiévales montrent la grandeur de leurs héros mais aussi leurs faiblesses. Qui ne connaît l'orgueilleux Roland refusant d'appeler à l'aide Charlemagne et perdant la vie sur le champ de bataille ? Un cycle d'épopées méconnues, celui des barons révoltés (1), met en scène des héros au destin brisé. Grands vassaux de l'empereur, les protagonistes (Doon de Mayence, Gaufrey, Renaut, Girart…) commettent une faute envers leur seigneur et doivent l'expier leur vie durant. Nous avions raconté l'histoire exemplaire de Renaut de Montauban dans le premier numéro des rives de l'iriv. Evoquons à présent un autre personnage.  

Girart de Roussillon (2), vassal de l'empereur Charles, se rebelle contre lui car il lui a ravi tour à tour sa fiancée, ses biens et son château. Girart est un guerrier qui défend son honneur c'est un homme fier, brutal qui n'est pas disposé à s'engager pour les autres, l'altruisme et l'humilité n'appartiennent pas à son vocabulaire. Mais si le révolté pouvait inspirer la compassion, victime de l'avidité et de la jalousie impériales, un crime impie révèle sa folie. Alors que les soldats de Charles, réfugiés dans une église, implorent sa grâce, ils sont brûlés vifs par Girart animé d'une soif aveugle de vengeance. Ce sacrilège marque un tournant : son acte odieux oblige le pécheur à s'exiler avec sa femme Berthe et à expier son crime.  

Un ermite, conseiller privilégié des exclus dans la littérature médiévale, tente de faire avouer à Girart son péché. Mais l'homme de Dieu est un ascète austère qui est incapable de le comprendre et de lui pardonner. Les deux hommes sont enferrés dans un monde de violence et de terreur : le pécheur par l'impénitence de ses fautes et l'ermite par une ascèse trop extrême. L'intervention de Berthe fera entendre raison à Girart : sa soif de vengeance s'apaise, il accepte son sort car il a péché et se repent de son crime. Il accepte de mener une vie sans richesse, sans statut et sans rancœur dans l'espoir d'amender son âme.  

Dans la forêt d'Ardenne (3), Girart rencontre des charbonniers et choisit de travailler auprès de ces humbles travailleurs. Cet engagement est total. Peu chaut à Girart d'exercer une activité peu enviable, il prend plaisir à se sentir utile. Le grand seigneur efface peu à peu la noirceur de son âme : le fier guerrier " va au charbon " aux sens propre et figuré. Il donne un nouveau sens à sa vie et fait amende honorable.  

Le péché d'orgueil, l'un des sept péchés capitaux, est expié : Girart reconnaît " ses limites et en particulier ce qu'il doit à Dieu et aux autres " (4). L'égoïsme du guerrier sans scrupule animé d'un esprit de vengeance a été balayé. Il lui fallait comprendre des choses essentielles : son rôle dans la société, débarrassé des atours du grand seigneur, et le sens de sa vie. Ce cheminement personnel lui a été difficile mais la voie était tracée par le véritable guide de cette rédemption, Berthe.  

L'épouse de Girart est une femme pieuse et bienveillante (5). L'importance de ce personnage se dévoile au fil de l'œuvre dès lors que la situation de son mari paraît désespérée. Elle accompagne le proscrit dans ses épreuves et le soutient dans sa quête d'expiation. Elle pardonne à l'impénitent ses fautes alors qu'un homme de Dieu en est incapable. Elle permet au seigneur déchu de retrouver peu à peu sa dignité (elle trouve un logement, se fait simple couturière…). Elle redonne confiance à un homme qui avait perdu le goût de vivre grâce à sa simplicité et sa bonté. Cette " conversion " au sens religieux du terme trouve son achèvement à la fin du récit, quand Berthe invite Girart à participer comme simple manoeuvre à la construction de la cathédrale de Vézelay. Cette dernière action doit demeurer secrète, le mari et la femme oeuvreront, la nuit, sans aucun témoin de leur engagement.  

Quelle leçon tirer de l'histoire de Girart et quelle lumière apporte-t-elle sur l'engagement ? Le seigneur de Roussillon est par essence un guerrier, mais ce chevalier sans arme est démuni. Il ne peut reconstruire sa vie car il pense être la victime d'un sort injuste et sa soif de vengeance aveugle toute rédemption. Il lui faut un guide bienveillant pour recouvrer ses esprits et redonner sens à une vie qui lui paraît sans intérêt. Berthe est cet ange gardien, cette " voix intérieure " qui le pousse à sortir de lui-même et à ne plus se morfondre. Il se guérira par l'oubli de soi et l'ouverture aux autres, fussent-ils les plus humbles de tous. La douceur remplace la violence, l'humilité chasse l'orgueil et ouvre la voie de la rédemption. L'engagement est le fruit d'un renoncement et cet effort est surhumain. La métaphore du charbonnier est très forte : pour fuir ses sombres démons il ne faut pas hésiter à se donner corps et âme.    

 

(1) Trois cycles regroupent les épopées médiévales : le cycle de roi (ou geste de Charlemagne), le cycle de Garin de Monglane (ou geste de Guillaume d'Orange) et celui des barons révoltés (ou geste de Doon de Mayence). La Chanson de Roland appartient au premier cycle, la Prise d'Orange au deuxième, Renaut de Montauban au troisième. 
(2) Il est le héros éponyme d'une chanson du XIIIème siècle. Une version bilingue est disponible dans la collection Lettres Gothiques, Livre de Poche, Paris, 1993. 
(3) La forêt est le lieu emblématique des proscrits, celle d'Ardenne est spécifique aux chansons de geste du cycle des barons révoltés. Voir notre article " Aux confins du monde civilisé, la forêt médiévale ", publié dans la revue Confluences XXIV, Marges et confins, Paris X-Nanterre, juin 2004, p.249-266. 
(4) C'est la définition de l'encyclopédie catholique, Théo, p.830. 
(5) L'empereur a bafoué Berthe : il devait l'épouser mais lui préfère sa sœur Elissent. Berthe épouse donc Girart, dont elle devient le meilleur soutien et n'en tient rigueur ni à l'empereur ni à sa sœur.    


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