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Numéro 22 - rive académique - juin 2012

dr Eve-Marie Halba, secrétaire générale de l'iriv, co-fondatrice des rives de l'iriv

Léonard de Vinci, maître du reflet

L'étymologie réserve des surprises. Ainsi, l'histoire du nom reflet est comparable à celle de l'adjectif pittoresque : l'origine est italienne (riflesso pour l'un, pittoresco pour l'autre) et l'acception picturale. Le pittoresque est " ce qui mérite d'être peint ", le reflet " la teinte lumineuse qui se joue sur des fonds différents ". Ce jeu subtil de lumière est expliqué par Léonard de Vinci dans le Trattato della Pitture, le mot riflesso sera repris et adapté en reflet au XVIIème siècle Le sens se précise en " ce qui est éclairé dans les ombres par la lumière que renvoient les objets voisins et éclairés " (1). Enfin, par extension, le reflet désigne " la lumière réfléchie par un corps accompagné ou non d'une sensation de couleur ".  

Les mots exprimant l'intensité lumineuse sont nombreux en français. Fulgurance, éclair se réfèrent à la foudre ; éclat, brillance, scintillement, étincelle aux étoiles. Les conséquences de cette lumière intense sont l'éblouissement et le papillotage (2). Rutilance signifie primitivement " rouge vif " puis " brillance ". Flamboiement renvoie aux flammes. La plupart de ces noms marquent aussi la vivacité de l'intelligence.  

La luminosité est généralement associée à l'idée de beauté. Le lustre est " l'éclat naturel ou artificiel d'un objet " puis, au figuré, " l'éclat que confère la beauté, le mérite ". Les modifications lumineuses sont valorisées : chatoiement ou irisation sont les reflets recherchés dans la peinture, les pierres ou les tissus (3). Lucere, " briller" en latin, a donné lueur ou luisance. Lueur et clarté, rares mots -avec nitescence- à évoquer une lumière faible, pourraient être dépréciatifs : ce n'est pas le cas.  

Le retour de lumière est un élément définitoire du reflet. On le retrouve dans plusieurs parasynonymes : réverbération, rejaillissement, réfraction, diffraction, déflexion, dispersion ou rejaillissement. Au sens figuré, cette réflexion se transforme en contemplation, abîme, introspection, méditation, pensée, représentation, rêverie. On voit que les notions de lumière et de mouvement sont indissociables dans la réflexion et que la lumière -vive, faible ou réfléchie- se réfère à un exercice intellectuel, au sens figuré.  

Reflet évoque irrésistiblement un autre mot, le miroir dont l'analyse lexicale approfondie révèle que les pensées catholiques et marxistes peuvent se rejoindre parfois. Selon les matérialistes, la conscience et la pensée ne sont que le " reflet du monde extérieur. Ce reflet étant d'ailleurs actif et capable de réagir à son tour sur le monde et de le modifier " c'est la théorie du reflet qui sera exposée par Marx et Lénine (4). Ces penseurs s'opposaient aux idéalistes (5). Saint Augustin considère, de manière comparable, que l'Ecriture est le miroir du lecteur chrétien : les textes saints renvoyant chaque homme à sa propre image. La métaphore du Père de l'Eglise se répand à partir du quatrième Concile de Latran, en 1215. Dorénavant, le miroir s'utilise au sens figuré d' " ouvrage didactique sur les objets théologiques ou moraux " (6).  

La réflexion est active dans les doctrines marxiste et augustinienne : la conscience du matérialiste se construit à partir de la l'image de la société ; celle du catholique, à partir de l'image intellectualisée des textes saints. La réflexion, aux deux sens du terme, ne peut être faite ex nihilo : l'homme est au cœur d'une lecture vivante d'un texte fondateur ou du monde qui l'entoure.  

Léonard de Vinci expliquait dans son Traité de Peinture que : " les couleurs réfléchies sont moins vives et ont moins de force que celles qui reçoivent la lumière directement " (7). Les artistes savent que le reflet est un jeu de nuance particulier qui force le spectateur à une interprétation visuelle, voire intellectuelle (8). C'est une évidence pour les peintres, une certitude pour les écrivains. Maupassant disait de l'oeil que : " tout l'univers est en lui, puisqu'il voit, puisqu'il reflète ". André Gide considère qu' " il faut être capable de refléter même les choses les plus pures ". 

  1. Les dernières œuvres du Caravage illustrent cette façon d'utiliser une lumière si éclairante qu'elle accentue d'autant l'ombre du tableau, c'est le chiaroscuro ou clair obscur. Voir David et Goliath (1710) ou la Flagellation du Christ (1706)
  2. Le papillotage est " l'effet produit sur les yeux par un grand nombre de points lumineux ". Le mot est tiré de papillot, diminutif de papillon.
  3. Le chatoiement est " le reflet changeant comme les yeux du chat ", dont le mot est issu. L'irisation fait référence à l'arc en ciel (iris en latin et en grec).
  4. Pour moi, le mouvement de la pensée n'est que la réflexion du monde réel, transporté et transposé dans le cerveau de l'homme " Karl Marx cité in Grand Larousse encyclopédique, v°reflet. On l'appelle aussi cette théorie la théorie de la conscience reflet.
  5. Pour les idéalistes, " le monde extérieur n'est qu'une notion que nous élaborons à partir de notre conscience, et dont la réalité en soi n'est pas problématique " v° reflet, ibid.
  6. v° miroir in Dictionnaire historique de la langue française, Dictionnaires Le Robert, vol.2, Paris, 1992.
  7. Léonard de Vinci ajoute : " et cette lumière directe ou incidente a la même proportion avec la lumière réfléchie que les objets lumineux, qui en sont les causes, ont entre eux en force et en clarté ", in Traité de Peinture, chap. LXXXV.
  8. Emmanuel Todd précise que "l'art ne reflète pas la réalité sociale, mais bien le paysage mental du créateur, et parfois celui des autres membres de l'élite sociale... " cité dans l'article wikipédia consacré à Stanislas Fumet, l'une des figures marquantes du catholicisme social.



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