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Numéro 24 - rive académique - juin 2013

dr Eve-Marie Halba, secrétaire générale de l'iriv, co-fondatrice des rives de l'iriv

Bocca della Verita

« La vérité sort de la bouche des enfants ». Le proverbe exprime l’innocence de l’enfance, elle unit deux mots que le monde antique et la tradition chrétienne ont aussi associés, bouche et vérité. La bocca della veritàest sans doute l’image la plus célèbre. Le masque de marbre, selon la légende romaine, est capable de savoir si la personne, qui y placerait la main, dit vrai (1). Tout mensonge pourrait provoquer la dévoration des doigts introduits. La vérité a son versant positif, la bouche ; le mensonge, son versant démoniaque, la gueule. Dans l’iconographie chrétienne, cette dernière est clairement associée à Satan qui ne dit jamais la vérité et corrompt par son mensonge.

Le grand calomniateur est l’une des épiclèses du diable (2). Calomnier quelqu’un est le moyen de le tuer de réputation à défaut de l’attaquer loyalement. Beaumarchais, dans la célèbre tirade du Barbier de Séville, reconstitue le cheminement infernal de la calomnie : « telle bouche le recueille », « le glisse en l’oreille », puis elle va « de bouche en bouche » (3). Le monde de l’oralité est, par essence, considéré comme diabolique. L’enfer est assimilé à la gueule immense du Léviathan (4) que l’imaginaire médiéval représentait comme une multiplication de gueules, symboles de « l’oralité hostile ».

Saint Jean Bouche d’or ou Chrysostome (5) mena une lutte inlassable au nom de la vérité. Il tenta de moraliser l’église, de dénoncer les scandales de la cour. L’impératrice Eudoxie en prit ombrage, ce qui causa sa perte (6). Le prêcheur disait que « si la grâce ne demandait d'abord ce qui vient de nous, elle serait versée en masse dans toutes les âmes. Mais comme elle requiert ce qui vient de nous, elle habite à demeure dans les uns, et quitte les autres. Quant au reste des hommes, elle n'apparaît pas même en eux un moment, Dieu exigeant d'abord le choix préalable.» (7) Cette citation sur la prédestination pourrait s’appliquer à la vérité et à ses différents visages.

Doit-on dire la vérité ? La morale, religieuse ou laïque, inciterait à répondre oui. Pourtant, la politesse invite parfois à n’en rien faire, la courtoisie obligeant à mentir en certaines circonstances. La vérité sort de la bouche des enfants signifie aussi que la franchise peut être radicale, si l’on s’affranchit des règles de civilité. Le conte d'Hans Christian Andersen, Les Habits neufs de l'empereur (1837) est l’interprétation positive de l’adage. Un enfant est le seul à dénoncer une mystification en osant dire que le roi est nu. A contrario le Neveu de Rameau de Diderot montre que la vérité d’une observation peut provoquer le bannissement inattendu d’un courtisan (8).

Au théâtre, la dénégation est un processus psychologique essentiel à la réussite d’une pièce. Les spectateurs savent qu’ils vont assister à une représentation. Mais, peu à peu, ils oublient que ce sont des acteurs qui interprètent cette fiction, ils adhèrent à l’histoire, s’identifient aux personnages, ressentent des émotions. C’est la magie de l’illusion théâtrale qui faire croire qu’un mensonge est une vérité. Pirandello s’en est amusé dans de nombreuses pièces, A chacun sa vérité en est la plus fameuse. Le Mentir vrai, bel oxymore d’Aragon, exprime plus généralement la frontière ténue entre invention romanesque et éléments véritables. Zola, dans sa « théorie des écrans » explique le travail de l’artiste. L’écran séparerait le monde réel du monde romanesque, au travers duquel l’écrivain créerait son œuvre. Le romancier naturaliste revendique sa part de mensonge et de réalisme subjectif (9). Le genre autobiographique de l’« autofiction » pousse jusqu’aux limites cette vérité mensongère qui fait parfois naître la polémique (10).

La bouche du prophète fait entendre la vérité de la divinité. Dans l’épopée, les devins sont généralement frappés de cécité, la vérité est trop aveuglante. Quand Œdipe comprend la véracité de ses crimes, il se crève aussitôt les yeux. Si l’on ne peut plus voir, au sens propre du terme, on peut le faire, au sens figuré. Ce don de double vue insiste sur la primauté de la parole quand l’homme est confronté à la vérité. Pourtant, la prophétesse Cassandre nous rappelle que toute vérité n’est pas bonne à dire. Si la parole trouble la société, elle peut aisément être traitée en mensonge. Utilisons alors la méthode de La Fontaine dans le Dépositaire infidèle, l’outrance, pour démasquer les menteurs :

Quand l’absurde est outré, l’on lui fait trop d’honneur
De vouloir par raison combattre son erreur :
Enchérir est plus sûr sans s’échauffer la bile


(1) La Bocca della Verità se trouvait à l'origine à l'extérieur du portique médiéval de l’église Santa Maria in Cosmedin. Les restaurations, voulues par le Pape Urbain VIII Barberini en 1631, le déplacèrent à l’intérieur. Dans l'Antiquité, le masque aurait servi à cacher un puits d'égouts.
(2)  Le mot diable est tiré du grec diabolos « qui désunit », antonyme de symbolos « qui rassemble ».
(3) Bartholo ne peut rivaliser avec le séduisant comte Almaviva auprès de Rosine. C’est pourquoi il prête une oreille attentive aux conseils de don Basile lui suggérant de calomnier son rival (Barbier II, 8).
(4) La bouche grimaçante et démesurée du diable inspire la terreur et l’assimile à un animal. Voir J. Baschet, article « diable » dans le Dictionnaire raisonné de l’Occident médiéval, dir. J. Le Goff et J.-C. Schmitt, Fayard, 1999, p.260-272.
(5)  Chrysos signifie « or » et stoma « ouverture, bouche ». Il était un prêcheur hors pair, le plus grand d’Orient, d’où son surnom. Il était né en 349 à Antioche et mourut, en exil, en 407.
(6)  Voir saint Jean Chrysostome, in Fleurs des saints, O. Englebert, Albin Michel, 1984.
(7)  De la componction (PG 47,408), www.orthodoxa.org, article du révérend Archimandrite Placide Deseille. Saint Jean Chrysostome a laissé une œuvre considérable, notamment des homélies sur l'Ancien et le Nouveau Testament.
(8)  Pour dénoncer la place d’honneur laissée à un abbé, le neveu de Rameau évoque la fugacité de cet avantage et lui prédit le même sort que lui : qui siedo sempre come un maestoso cazzo fra duoi coglioni « comme un pénisprésidant entre ses deux couilles ». Un homme d’église ne peut faire bonne chère, mais la pertinence de la critique n’en efface pas la vulgarité. Le maître des lieux est choqué et le chasse.
(9)  Cette théorie des écrans a été développée par Zola en 1864. L’œuvre d’art, fenêtre ouverte sur la création, serait une « sorte d’écran transparent, à travers lequel on aperçoit les objets plus ou moins déformés ». Il distingue l’écran classique, romantique, réaliste et naturaliste.
(10) Christine Angot prête le flanc au scandale en utilisant dans ses œuvres la vie de son entourage. Le livre de Marcella Iacub, La Bête et la Belle, transposition romanesque de sa liaison avec Dominique Strauss Kahn, est un exemple emblématique.

 

 

 



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