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Numéro 24 - rive éditoriale - juin 2013

dr Bénédicte Halba, présidente fondatrice de l'iriv, co-fondatrice des rives de l'iriv

Une vérité à rude épreuve

« Un malentendu nous projette dans le monde des malentendus » analysait avec fatalisme l’auteur autrichien Thomas Bernhard (1). La vérité est en effet sensiblement différente selon que l’on soit l’auteur du récit ou un protagoniste.

Pour  Boris Cyrulnik (2), « avec une seule existence on peut écrire mille autobiographies. Il n’est pas nécessaire de mentir, il suffit de déplacer un mot, de changer un regard, d’éclairer un autre aspect du réel enfoui ». Il ajoute que la « chimère de soi est un animal merveilleux qui nous représente et nous identifie »  et fait de « notre existence une œuvre d’art, une représentation, un théâtre de nos souvenirs, de nos émotions, des images et des mots qui nous constituent ».

Cette présentation, ni fausse ni mensongère, insiste sur les éléments positifs qui permettront à des vies brisées de se réparer. Cette démarche est au cœur de la résilience qui n’est pas « un récit de réussite » mais « l’histoire de la bagarre d’un enfant poussé vers la mort qui invente une stratégie de retour à la vie » (3). Elle permet à un « fracas » ou un « chaos » survenu dans une existence d’être inscrit dans un récit que l’on maîtrise. On devient à nouveau maître de sa vie et de son destin, on échappe au statut encombrant de victime.

Les épreuves sont des sources d’inspiration inépuisables pour les artistes. Les cœurs brisés ont composé les plus beaux poèmes, les chansons les plus poignantes, les romans les plus éloquents.  La douleur est transcendée, « sublimée » par l’art. Ce ne sont plus des déceptions ou des chaos individuels, ils deviennent universels grâce à la création artistique. La force vitale est la plus forte. « L’interminable joie de vivre même par temps sombre » écrivait Thomas Bernhard (4).

Mais toutes les blessures ne peuvent pas être guéries par le truchement de l’art. Les  existences blessées  peuvent prendre de multiples formes : victimes de catastrophes naturelles ou d’épidémies, rescapés de guerres ou d’attentats, enfants abandonnés ou abusés… Un système peut être la cause de la défaillance : l’école, l’hôpital, la justice ou la police. L’intervention d’un tiers, par exemple une association, peut alors s’avérer déterminante pour rétablir la vérité et réparer une injustice.

C’est l’ambition, pour le système judiciaire, du projet associatif,  Innocence project, qui vient d’être lancé en janvier 2013 à l’Université de Lyon III sur le modèle d’une initiative américaine née en 1992 (5). Ce projet associatif réunit des étudiants en droit pénalqui se destinent aux professions d’avocats, de juges ou de commissaires de police et des personnes condamnées à tort par la justice et qui ont épuisé tous les recours traditionnels.

Innocence project vise à lutter de manière bénévole, collective et pluridisciplinaire contre les erreurs judiciaires. Aux Etats-Unis, en vingt ans, les soixante organisations d’Innocence project ont réussi à faire libérer plus de 300 victimes d’erreurs judiciaires grâce aux progrès de la science, en particulier aux tests ADN. Depuis 1945, huit procédures de révision en matière criminelle seulement ont abouti en France. Une loi sera sans doute nécessaire pour exiger la conservation des scellés et obtenir de tels résultats.

Dans Le Comte de Monte-Cristo (6), Alexandre Dumas, racontait la « restauration sociale » d’Edmond Dantès, victime d’une erreur judiciaire et condamné à la prison à vie. L’évasion du château d’If, la vengeance éclatante contre ceux qui l’avaient injustement accusé composent le récit d’un parcours singulier, fait de mystère et de secret. La force de l’initiative d’Innocence project est de donner une dimension collective et publique à la réparation des victimes.

Les blessures peuvent être plus intimes. Des abus ou des sévices subis, notamment par des enfants ou des femmes, sont si difficiles à entendre que leurs interlocuteurs préfèrent les traiter de menteurs ou d’affabulateurs car leur vérité est trop dérangeante. Les rescapés de génocides ont tous connu ce déni de leurs entourages ou des sociétés qui les accueillaient à leur retour des camps de concentration (en Europe en 1945) ou après les massacres (au Rwanda en 1994). On  refusait de les écouter et de les comprendre.

Les associations ont joué un rôle décisif dans le processus de restauration. Elles ont réuni des individus qui avaient subi la même souffrance, qui pouvaient en parler ensemble et donner un sens à leurs épreuves. Ils ont pu construire un récit commun, attendre le moment opportun pour pouvoir rétablir la vérité contre toutes les formes de révisionnisme qui avaient construit un « discours» mensonger mais plus audible.

L’engagement associatif comme la démarche artistique développent une autre facette de la résilience. Résister à l’adversité, surmonter les épreuves, rendre son expérience accessible, permet de restituer une vérité personnelle qui devient ainsi universelle. Il faut cependant être conscient de la difficulté de l’entreprise :

« Je me garderai bien de leur dire ma vérité, alors que la leur fait autorité » prévient avec ironie Thomas Bernhard (7).

 (1)    Thomas Bernhard, Le naufragé Gallimard, Paris 1993 (traduction française).
(2)  Boris Cyrulnik, Autobiographie d’un épouvantail, Editions Odile Jacob, Paris, 2008.
(3)   Issu de la physique, le mot « résilience » désignait l’aptitude d’un corps à résister à un choc. En passant dans les sciences sociales, il a signifié « la capacité à réussir, à vivre et à se développer positivement, de manière socialement acceptable, en dépit du stress ou d’une adversité qui comportent normalement le risque grave d’une issue négative »in S. Vanistendael, Clés pour devenir : la résilience, Les Vendredis de Châteauvallon, novembre 1998 et les Cahiers du Bureau International catholique de l’enfance (BICE), Genève, 1996 ; références citées par B. Cyrulnik dans Un merveilleux malheur,  Editions Odile Jacob, Paris, 1999 et 2002.
(4)   Thomas Bernhard, Le neveu de Wittgenstein, Gallimard, Paris, 1992 (traduction française).
(5)   Article de François Béguin « Innocence project » ambitionne de lutter contre les erreurs judiciaires,  publié dans Le Monde du 16 janvier 2013.
(6)   Alexandre Dumas, Le Comte de Monte-Cristo, Paris, 1844.
(7)   Thomas Bernhard, Extinction Gallimard,  Paris, 1986 (traduction française)

 



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