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Numéro 25 - rive académique - décembre 2013

dr Eve-Marie Halba, secrétaire générale de l'iriv, co-fondatrice des rives de l'iriv

Songe, rêve et imagination

Sommeil et insomnie sont deux antonymes connus maison ignore que le sommeil est un petit songe, étymologiquement (1). La famille latine de somnus a généré des mots très divers. On distingue le sommeil pesant (assommer, assommoir, somnifère, somnambule, hypersomnie) du sommeil léger (somme, somnoler, soporifique, assoupissement). Songe, songer, songerie appartiennent à une troisième catégorie, celle du sommeil éveillé.

Rêver ou songer ? Comment distingue-t-on ces deux mots ? Tout d’abord, rêver est un verbe plus récent dont l’origine est discutée (3). Il serait gallo-romain et synonyme de « vagabonder ». Vague, divaguer, extravagant sont issus de la même famille. En ancien français desver signifiait « être fou, perdre le sens ». Il y a dans le mot rêve à la fois l’idée de folie et de fantaisie, alors que le songe n’exprimait initialement que l’activité onirique. Pourtant, les deux mots ont connu une évolution sémantique inattendue.

Ce sont les Rêveries du promeneur solitaire deRousseau qui expliquent ce changement : l’auteur donne au mot rêverie son sens moderne. Cet usage romantique nouveau se fait aux dépens de songe qui avait cette acception jusque-là -pensons au Songe d’une nuit d’été de Shakespeare ou au Songe de Vaux de Jean de la Fontaine (4). Deux mots parfaitement synonymes ne peuvent être utilisés au même moment dans une langue, toute concurrence provoque la disparition ou la spécialisation d’emploi de l’un des deux. Le rêve (préféré à rêverie) marquera l’activité psychique non soumise à l’attention lors du sommeil. Songe s’est donc spécialisé dans un usage littéraire et intellectuel, il désigne l’activité cérébrale liée à l’état de veille.

Songe invite à réfléchir à la naissance même d’une idée. Comment la langue française conçoit-elle cette construction mentale ? On distingue deux sortes de vocabulaire. Un premier type exprime l’effervescence cérébrale : réflexion, pensée, cogitation, spéculation, concept(ion), méditation. Si cet effort cérébral est couronné, d’autres mots viennent à l’esprit doctrine, système, thèse, doctrine. Un second type de vocabulaire fait référence à l’image que l’on construit mentalement. Cette représentation est perçue de manière positive dans un seul mot, imagination. Tous les autres montrent que l’image est trompeuse. L’utopie insiste sur l’aspect irréalisable de l’image, la chimère sur sa vanité, le mirage sur sa fausseté. Phantasme, hallucination et vision mettent en valeur le côté pathologique ou surnaturel de cette imagination.

« Parfois je me prends la figure à deux mains, et je pense : ce serait si simple de faire des romans, mais lorsque j’ai trouvé quelque chose, je songe : ce sera amusant à raconter cela, et la joie de la découverte chasse le casse-tête de la besogne » confiait Joris-Karl Huysmans à un journaliste en 1896 (5). L’auteur livre dans cet entretien combien le pensum de l’écriture se transforme en vraie distraction quand il laisse divaguer son esprit. Son héros le plus fameux, le dandy des Esseintes, en est un  parfait exemple. Le protagoniste d’A rebours construit sa vie comme un songe : il a imaginé une maison isolée des hommes dans laquelle il rêve devant ses livres et ses tableaux décadents. Il se livre à la création artistique (parfum, jardin, poésie en prose). Quand son ermitage lui pèse (il est en proie à des cauchemars), il veut se dépayser à Londres mais se contente d’un Paris « londonisé » par son imagination. On comprend que les surréalistes aient admiré cette œuvre qui préfigurait l’importance du rêve dans la construction littéraire (6). 

Dans la mythologie, Hypnos est le frère jumeau de Thanatos (7). Les Anciens nous mettaient en garde : l’état de rêve éveillé ne doit pas s’éterniser : le songe pourrait se transformer en sommeil éternel. A la fin d’A rebours, Huysmans nous prévient des risques d’une trop grande cérébralisation. Des Esseintes, à l’agonie, est hospitalisé d’urgence mais regrette de n’avoir pu vivre son rêve esthétique jusqu’au bout. Le songe d’un habitant du Mogol de Jean de La Fontaine nous livre un message plus optimiste. Il nous rappelle que le meilleur moyen de vivre heureux est de compenser la simplicité de son existence par la richesse de son imagination :

« Je ne dormirai point sous de riches lambris:
Mais voit-on que le somme en perde de son prix ?
En est-il moins profond, et moins plein de délices ?
Je lui voue au désert de nouveaux sacrifices.
Quand le moment viendra d’aller trouver les morts,
J’aurai vécu sans soins, et mourrai sans remords. »

 

 (1) Songe est tiré de somnium et sommeil de somniculus
(2) Huysmans expliquait au journaliste Maurice Guillemot, de la revue Gil Blas, la genèse de son livre La cathédrale qui paraîtrait deux ans plus tard. Huysmans est l’un des premiers écrivains à s’être livré à ce nouvel exercice de l’interview littéraire, née aux Etats-Unis. Voir Huysmans, Interviews, édité par, Jean-Marie Seillan, Paris Champion, 2002, p.193
(3) L’étymologie de rêve est incertaine. Une autre hypothèse ferait de rêve le croisement de deux étymons (raver et evadere), l’un signifiant « être en rage » et l’autre « s’échapper de la réalité par l’imagination ».
(4) Au XVIIème siècle, Antoine Furetière dans son dictionnaire dénigrait l’usage du mot rêve qu’il jugeait vieillissant, bas et peu usité.
(5) Huysmans est l’un des premiers écrivains à s’être livré au nouvel exercice de l’interview littéraire, née aux Etats-Unis. Guillemot travaillait pour la revue Gil Blas.Voir Huysmans, Interviews, édité par, Jean-Marie Seillan, Paris Champion, 2002, p.193
(6) Rappelons que le rêve est au coeur du mouvement littéraire surréaliste. Robert Desnos écrivait ses rêves, l’écriture automatique est un songe éveillé…André Breton a toujours manifesté son admiration à Joris Karl Huysmans.
(7)  Le même radical indo-européen a donné le latin somnus et le grec hypnos. Thanatos signifie « mort ». Les fils de la Nuit se tiennent devant la porte des Enfers.
(8) Les derniers mots du roman sont déchirants : « Seigneur, prenez pitié du chrétien qui doute, de l’incrédule qui voudrait croire, du forçat de la vie qui s’embarque seul, dans la nuit, sous un firmament que n’éclairent plus les consolants fanaux du vieil espoir ! »

 



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