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Numéro 26 - rive européenne - juin 2014

dr Bernadette Thomas, Chargée du Label "Cité des Métiers" à Universcience

Réconcilier au sein de l'entreprise- une expérience polonaise

En inventant l'organisation scientifique du travail, F.W. Taylor (3)  rêvait de mettre fin à la lutte des classes et de réconcilier le patronat et les travailleurs, dans un intérêt commun. Guidée par une recherche d'efficacité et de rationalisation, sa méthodologie devait permettre de produire plus pour accroître simultanément la prospérité de l'entreprise et celle de ses salariés contribuant ainsi à pacifier les relations au sein de l'entreprise (4).  A défaut de devenir réalité,  le rêve a continué de hanter les hommes dans une quête incessante d’ancrage dans un paysage recomposé.

En instituant le dialogue social
, les lois Auroux promulguées en 1982 ont créé les conditions sociales du changement  dans l’entreprise et dans la société. Elles ont modifié en profondeur  les relations sociales au sein des entreprises. Leur but était de libérer un potentiel de créativité et d'innovation pour adapter l'économie de marché à la mondialisation émergente. Négociation et participation  devaient devenir le mode privilégié de résolution des conflits (5).

Pour  lever les résistances internes au changement et permettre la modernisation des entreprises grâce à des modes d’organisation de la production plus flexibles et plus réactifs au marché, le défi  à relever était à la fois  technique, stratégique, culturel et organisationnel. Il fallait mobiliser le personnel autour de projets, mettre l’accent sur la qualité et la formation  et adopter un mode de gestion des  ressources humaines participatif. Cette « réconciliation » au sein de l’entreprise  appelait l’émergence d’un syndicalisme de proposition  fondé sur  le développement  d’une expertise  et  de nouvelles compétences chez les partenaires sociaux.

En Pologne,  en 1980, les travailleurs des chantiers navals de Gdansk lançaient un mouvement de grève historique à partir duquel est né Solidarnosc. Avec l’arrivée de Lech Walesa au pouvoir  en décembre 1990, une transition rapide s’est engagée pour passer d’une économie dirigée au libéralisme. Pour Solidarnosc, il s’agissait de passer de la revendication à la gestion politique.  Face à l’urgence et l’ampleur des réformes à mener, de nouvelles formes de gouvernance étaient à inventer. La réconciliation sera au cœur du renouveau politique et économique. 

Les besoins de formation étaient énormes pour construire un syndicalisme démocratique.  « Nous avions tout à discuter, les salaires, les statuts, l’organisation du travail, mais nous n’avions  que l’expérience de l’affrontement. Quand on négocie ce n’est pas pour écraser son interlocuteur, c’est pour trouver un terme acceptable pour toutes les parties » (6).

A partir de liens historiques entre syndicalistes polonais et  syndicalistes français  de la CFDT, un projet inédit  a été monté  en 1992 dans le cadre du programme européen TEMPUS. Il s’appuyait sur l’expérience, menée dans la région Nord-Pas-de-Calais,  d’une formation innovante de cadres syndicaux  fondée sur  un partenariat entre universités et syndicats de quatre pays européens dans le but de créer un institut des sciences sociales et du travail au sein de l’université polonaise.

Le projet consistait à former ensemble  cadres syndicaux et enseignants qui deviendraient des formateurs ou responsables administratifs du futur institut d’études sociales.  Au total, 30 « auditeurs » dont deux tiers de syndicalistes et un tiers issus du monde universitaire ont reçu une formation pendant 3 ans (une session par mois), animée successivement par des formateurs, syndicalistes ou universitaires, venus de France , Belgique,  Grande-Bretagne,  Suède.  Le but était d’acquérir des connaissances pluridisciplinaires nécessaires à la compréhension des évolutions et au développement de compétences nouvelles. 

Dans ce processus d’apprentissage à perspectives multiples, la formation était conçue dans un esprit de décloisonnement et d’appropriation collective pour élaborer un outil de formation adapté aux besoins  concrets des partenaires et du territoire. Aux acteurs du projet était associé l’ensemble des institutions locales, publiques et privées. Les connaissances  acquises par les auditeurs étaient mises en pratique immédiatement sur le terrain pour développer une expertise collective, améliorer la qualité de l’outil de formation et qualifier toutes les parties prenantes au dialogue social.

Porter au niveau transnational, la recherche de la convergence d’intérêts  a  révélé son  potentiel  dans des domaines variés, pour apporter une réponse à la hauteur des enjeux (7).  Face aux dérives de la mondialisation,  partager des savoirs expérientiels et développer  des pratiques collaboratives émanant du terrain sont des outils précieux de démocratisation aux mains des citoyens et de leurs gouvernants pour réconcilier l’économique et le social.

 

(1) Bernadette Thomas a reçu en 2011 la médaille d’or de Solidarnosc pour le projet, décrit dans l’article, développé vingt ans auparavant avec le syndicat polonais et l’Union régionale interprofessionnelle de la  CFDT du Nord-Pas-de-Calais.
(2) intention  de l’article:  porter  une parole sur  le thème de la réconciliation dans ses dimensions économiques  et européennes  en  évoquant  les croisements  d’une expérience personnelle/singulière  avec une histoire sociale  qui  a marqué fortement les organisations et les personnes qui en ont été les acteurs.  Un retour sur le passé qui  résonne aujourd’hui  encore plus fortement avec les élections européennes : construire ensemble l’Europe  sociale,  celle  des citoyens, reste une question d’actualité.
(3) Frederick W. Taylor (1856-1915) ingénieur de formation, ayant successivement occupé tous les postes de la hiérarchie d'une usine, Taylor a été employé par la Bethlehem Steelwork avant de consacrer sa vie, à  diffuser ses idées. Créateur de l'organisation scientifique du travail (désignée par le sigle O.S.T), ses vues ont été exprimées dans Shop Management, 1904, et dans Principles of Scientific Management, 1911 (trad. Principes d'organisation scientifique, Paris, 1927, ou La Direction scientifique des entreprises, Paris, 1967). Source : http://www.universalis.fr/encyclopedie/frederick-winslow-taylor/
(4) "Comment réconcilier patrons et travailleurs", sous la direction de Igor Martinache , 2013, Alternatives Economiques -collection Les petits matins
(5)  Antoine Riboud , « Modernisation, mode d’emploi », Rapport  au premier ministre, 1987
(6)  Régis Verley, ancien chef de production, stagiaire de la première promotion de l’ISST, « 1981-1993 : Une histoire partagée », document ARHOS, CFDT NPC- Solidarnosc NSZZ Haute Silésie & Podbeskidzie
(7)  à l’instar du concept développé depuis 1993 par les Cités des métiers - http:// www.reseaucitesdesmetiers.com

 



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