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Numéro 28 - rive éditoriale - juin 2015

dr Bénédicte Halba, présidente fondatrice de l'iriv, co-fondatrice des rives de l'iriv

Fragile équilibre démocratique

Les lanceurs d’alerte (« whistleblower » en anglais) sont des équilibristes. Le fil est tendu entre liberté et transparence d’un côté et totalitarisme et arbitraire de l’autre. Les lanceurs d’alerte permettent-ils de construire une « maison de verre » (1) ou renforcent-ils au contraire une « société de la défiance »(2) ? Pour certains, ce sont des robins des bois modernes qui améliorent le fonctionnement des institutions publiques et privées, soumises ainsi à un contre-pouvoir. Pour d’autres, ce sont des apprentis sorciers qui déstabilisent les systèmes établis en semant le trouble. L’équilibre est fragile entre la liberté d’expression et le respect des droits individuels privés.

En 2007- le site web Wikileaks (3) lance la première offensive à une échelle planétaire. Il  publie des millions de documents confidentiels, souvent classés « secret défense », mis en ligne par une communauté d'internautes anonymes, composée de dissidents de pays où Internet est étroitement contrôlé mais aussi d’experts issus de démocraties occidentales. Leur démarche se fonde sur « la protection de la liberté d'expression et sa diffusion par les médias ». Leurs révélations sont relayées en 2010 par de grands quotidiens nationaux (4). Le travail de filtrage et de clarification apportée par les journalistes permet de rendre les révélations intelligibles et d'occulter des mentions dangereuses pour des individus cités dans les documents.

Six ans plus tard, en 2013, un lanceur d’alerte américain transmet à des journalistes plusieurs centaines de milliers de documents (5). Ils concernent la surveillance mondiale d'Internet, des téléphones portables et d’autres moyens de communications, principalement par les services secrets américains mais aussi britanniques (6). Ces documents classés confidentiels sont publiés par un consortium de journaux européens et américains. (7). L’agence américaine concernée (NSA)  confirme en 2015 la véracité des révélations en admettant qu’elle a bien tenté d’imposer à la communauté internationale l’usage d’un algorithme de cryptographie piégé (8). Les documents publiés entrainent des tensions diplomatiques entre pays alliés (9)

Deux organisations à but non lucratif- Wikileaks et ProPublica – ont activement participé à cette offensive de la transparence (10). Ils se définissent comme des organisations indépendantes des intérêts publics et privés. ProPublica rassemble un réseau de journalistes dont la vocation est de vérifier les informations pour s’assurer qu’elles ne trahissent pas la confiance du public. Ils se qualifient eux-mêmes de chiens de garde (« watchdog »). Wikileaks organise des fuites d’information à une échelle internationale tout en protégeant ses sources, souvent bénévoles, qui restent anonymes. Il se réfère à la Déclaration universelle des droits de l'homme (article 19) et revendique « l'amélioration de notre histoire commune et le droit de chaque personne de créer l'histoire ».

Pour des organisations à but non lucratif, dont les adhérents sont anonymes, intervenant à un niveau international (sans attache territoriale) et donc sans devoir rendre de comptes en cas de dérapages, n’y-a-t-il pas un déséquilibre dans la transparence ? Quels sont les moyens de recours de simples citoyens auxquels la publication d’informations confidentielles a pu causer un grave préjudice - parfois même menacer leurs vies ? Qui surveille les « chiens de garde » ?

Dès le XVIIIème siècle, la presse a été présentée comme un quatrième pouvoir (11). Elle est indispensable au fonctionnement démocratique d’une société, à condition qu’elle soit libre (indépendante d’intérêts particuliers) et pluraliste (des opinions contradictoires doivent pouvoir être publiées). La liberté d’association, comme la liberté d’expression, fait partie des grandes lois de liberté publique adoptées par la Troisième République en France.Edmund Burke a aussi évoqué le rôle de sentinelle que peuvent jouer les citoyens. Les bénévoles ont été comparés à ces « little platoons » dans la société (12). Le rôle des associations a été déterminant pour dénoncer des scandales dans l’environnement (association de victimes des marées noires), dans la santé (association de victimes de l’amiante) ou pour combattre les situations d’abus de position dominante de certaines entreprises (associations de consommateurs contre les opérateurs téléphoniques).

A la différence d’organisations à but non lucratif « hors sol », l’action des associations françaises (ou nationales) s’inscrit dans le respect des règles et des lois et veille à défendre l’intérêt général. Elles sont étroitement contrôlées et doivent rendre des comptes, à leurs adhérents et/ou à leurs partenaires publics ou privés. Des dérives sont possibles (malversations financières ou abus de pouvoir). Mais à court ou moyen terme, elles sont découvertes, grâce à la vigilance de plus en plus  avisée de simples citoyens ou de bénévoles qui peuvent aussi jouer un rôle de « lanceur d’alerte » auprès du public et des autres associations. Leur action est moins spectaculaire et rarement relayée par un consortium de médias internationaux mais elle est tout aussi efficace.

Le combat de David contre Goliath est éternel. On sait depuis l’Antiquité que les Colosses ont souvent des pieds d’argile. Pour garantir la nécessaire transparence de l’information et concilier liberté d’expression et respect des droits individuels, le rôle des «  médiateurs »-  médias et associations- est essentiel. Ils rendent, chacun à leur manière, l’information accessible et intelligible à tous. Ils protègent ainsi le fragile équilibre de la démocratie où l’on risque toujours de se tromper. « L’artiste travaille sans filet. S’il tombe, c’est la chute. S’il meurt c’est la mort ».

(1)  Lieu où rien n’est secret  - http://dictionnaire.reverso.net/francais-definition/maison%20de%20verre
(2)  Expression employée par François Dupuy in “La faillite de la société managériale. Lost in management », Seuil, Paris, 2014.
(3) du nom d’une association à but non lucratif dont le site a été créé en 2006 . Son fondateur était Julian Assagne  qui a incarné l’affaire Wikileaks
(4) New York Times (USA), The Guardian (UK), Le Monde (France), El Pais (Espagne), Der Spiegel (Allemagne) puis Aftenposten (Norvège), 20 Minutes (France), Die Welt (Allemagne), Svenska Dagbladet (Suède), Politiken (Danemark) et De Standaard (Belgique)
(5)Edward Snowden,  ancien agent de la CIA et consultant de la NSA. Glenn Greenwald et Laura Poitras, journalistes, ont lancé avec Jeremy Scahill le magazine The Intercept et en 2014 First Look Media,
(6)  National Security Agency américaine (NSA)
(7) The Guardian (UK), The New York Times (USA), The Washington Post (USA), The Intercept, Der Spiegel (Allemagne), El País (Espagne), Le Monde (France), L'espresso (Italie), O Globo (Bresil), South China Morning Post (China), ProPublica (USA), Australian Broadcasting Corporation (Australia), Canadian Broadcasting Corporation (Canada), NRC Handelsblad, Sveriges Television et Wired (Suède)
(8) Michaël Wertheimer dans la revue de mathématique américaine Notices in article du Monde Média &Pixels du 25&26 janvier 2015
(9) Par exemple entre l’Allemagne et les Etats-Unis où le téléphone de la chancelière était sur écoute. Poursuivi pour trahison par les Etats-Unis, Edward Snowden est contraint de se réfugier en Russie.
(10)  ProPublica- Journalism for the Public interest (http://www.propublica.org/) et Wikileaks
(11) Edmund Burke, historien et penseur britannique qui, le premier, en 1787, a qualifié la presse de « quatrième pouvoir » in Ferenczi (T), Le journalisme, P.U.F. « Que sais-je ? », 2007-  http://www.cairn.info/le-journalisme--9782130564041-page-3.htm
(12) Philippe Malaurie « Réserves et réflexions » in Quel statut pour le bénévole/volontaire ? , iriv, Paris, 1998.



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