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Numéro 28 - rive psychanalytique - juin 2015

Diomar Gonzalez Serrano, psychologue, Master en Psychanalyse (Université de Paris 8), secrétaire générale adjointe de l'iriv

Orphelins du désir de vie, un déséquilibre de notre société ?

Que dire du massacre commis par les frères Kouachi contre une grande partie de l’équipe du journal satirique Charlie Hebdo ? Que peut-on comprendre de ce qui s’est passé ? Comment est-il possible que cela ait pu arriver ? Par quelle logique psychique ces deux frères ont-ils pu considérer ce massacre réalisable ? Quelles conditions ont rendu possible cet événement dans notre société et à ce moment précis de notre histoire ?

Comme il n’existe pas de suivi clinique des frères Chérif et Saïd Kouachi, on ne peut donc pas affirmer ce qui s’est passé subjectivement chez eux. Cependant, en reprenant certaines informations sur leurs parcours de vie provenant de personnes proches ou de témoins, publiées dans la presse, nous allons essayer de formuler des hypothèses objectives sur ce qui a pu se passer chez eux.

Leurs parents sont des Algériens venus en France, faute de ressource. Saïd naît en 1980 et Chérif en 1982. Ils passent leur enfance à Paris dans un immeuble populaire du19ème arrondissement. Très vite orphelins de père, ils vont perdre prématurément leur mère en 1994. On sait très peu de chose sur elle, excepté qu’elle aura trois autres enfants et que cette mère célibataire, qui se prostitue parfois, ne peut subvenir à leurs besoins. On l’a retrouvée morte par overdose médicamenteuse (1).  A dater de ce jour, le frère aîné (âgé de 14 ans) et Farid (âgé 12 ans) sont placés dans un centre d’accueil social pour la jeunesse en Corrèze (2), jusqu’en 2000, année où Chérif devient majeur. Saïd a obtenu un BEPC d’hôtellerie, et Chérif un brevet d’éducateur sportif. 

Une enquête sur le djihadisme menée dans Pièces à conviction (3) en 2005 sur France 3 montre une vidéo amateur de 2004 où Chérif, très jeune, exprime son gout pour le rap. Pourtant, une année plus tard, il est interpellé par la police, à la veille d’un voyage en Syrie, dans l’intention d’intégrer les rangs de la branche irakienne d’Al-Qaïda. Pendant ce séjour en prison, selon le témoignage d’un éducateur (4), Chérif a compris qu’il avait été endoctriné par Farid Benyettou (5) sur le djihadisme et la façon dont il pouvait devenir un martyr pour la guerre sainte islamique. Cela est confirmé par un échange écrit avec l’éducateur (6) et les réponses données aux enquêteurs (7).

Les éléments collectés sur le parcours de ces frères montrent qu’on se trouve confronté à un profil personnel ravagé, démuni des éléments psychiques structurants, nécessaires pour pouvoir assurer un bien être. Le principal élément est cette structure familiale précaire dans laquelle on note à l’évidence l’absence de ce que Lacan nommait les fonctions parentales fondamentales : une mère, (ou une autre personne) qui, avec son désir, inculque au sujet le souhait de vivre, et un père (ou un autre personne ou instance) qui amène le sujet à devenir un sujet culturel.

Avec cette base psychique, le sujet est démuni lorsqu’il est soumis au contact d’un discours dévastateur et invasif comme celui des sectes religieuses, et dans ce cas précis, le djihadisme. Cette structuration discursive se présente comme porteuse d’une vérité non questionnable : au nom de cette vérité, on se permet toutes sortes d’actions sans médiation aucune. D’autre part, dans ce type d’organisation, la personne est soumise aux ordres de celui qui mène le groupe, suivant la logique du maître et de l’esclave. Ce serait, selon nous, la conjonction de ces deux facteurs que le djihadisme a attiré d’une manière très forte ces deux  frères : à cause de celui qui leur a parlé (8), et du discours qu’on leur a tenu. Ce dernier, non seulement leur garantissait une place dans l’organisation, en leur donnant une fonction définie, et en même temps leur permettait d’y gagner une haute reconnaissance, même si le prix à payer était de donner sa vie, « mourir en martyr » (9) en faisant la guerre sainte. D’où les mots justifiant cet acte atroce: « On a vengé le prophète Mahomet ».

Le parcours des frères Kouachi montre que s’ils ont réussi à trouver certains éléments de revendication et d’identification importants dans leur vie, comme le rap, les diplômes obtenus, ou certains postes du travail, cela ne leur a malheureusement pas donné le désir de vivre, de construire et de se plonger dans la vie. Que pourrait-on proposer de plus ou de différent à des jeunes dans le même état de vulnérabilité émotionnelle que ces deux frères ? Comment éviter qu’un discours intégriste n’enflamme leur esprit et les incite à la haine et à la destruction de ce qui porte la différence? Que pourraient imaginer nos instances socioculturelles et institutionnelles pour que ces jeunes ne se laissent pas attirer par des discours qui mènent vers la mort mais le désir de vivre et de construire une culture commune faite de différences?

(1)  http://www.reporterre.net/L-enfance-miserable-des-freres
(2) Fondation Claude-Pompidou à Treignac. Le chef du service éducatif, Patrick Fournier, les a décrits comme des ««gamins inoffensifs», et "parfaitement intégrés ». Les frères Kouachi : Des «gamins inoffensifs» qui ont passé six ans en Corrèze. Par Eugénie Bastié. Mis à jour le 21/01/2015. Le Figaro.fr
(3)Diffusé en 2005, sur France 3. (http://video.lefigaro.fr/figaro/video/cherif-kouachi-faisait-deja-parler-de-lui-en-2005/3976815383001/ )
(4) Selon l’éducateur : « Il a pris du recul. Il s’est aperçu que pendant cette période il avait changé, chose dont il ne s’était pas encore aperçu avant. Il s’est aperçu qu’il avait été roulé dans la farine et avait été embrigadé dans quelque chose qu’il n’a pas pu maitriser».
(5) Farid Benyettou, l'ex-mentor religieux de la filière des Buttes-Chaumont, qui a formé les frères Kouachi à l'idéologie radicale. En savoir plus sur http://www.lemonde.fr/societe/article/2015/01/11/farid-benyettou-l-ex-mentor-des-freres-kouachi-est-infirmier-stagiaire-a-paris
(6) La vidéo montre des phrases qu’il a énoncées : «Grâce aux conseils de Farid, mes doutes se sont estompés. Moi j’avais peur, mais je ne le disais pas » ; « C’est évident que Farid m'a influencé dans mon départ, dans le sens qu’il me donnait une justification à ma mort prochaine» ; « Farid m’a dit que les textes donnaient des preuves des bienfaits des attentats-suicides. C'est écrit dans les textes que c'est bien de mourir en martyr ».
(7) "Quand Farid  m’en parlait, j’avais  l’impression, d’une certaine manière,  qu’il me disait : -tu vois, les preuves sont là devant toi ». "Dans le moment où il m’en parle, j’ai l’impression que la vérité est toute là, devant moi ».
(8) Dans les dispositifs d’endoctrinement, on voit clairement l’importance et la force d’identification à celui qui exerce la place de leader, ou de ceux qui transmettent les contenus en tant « vérités »du discours concerné.
(9) De là un accrochage à des textes qui leur donnaient des preuves des bienfaits des attentats-suicides.



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