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Numéro 28 - rive littéraire - juin 2015

Monique Bonnet, professeure de Lettres classiques

L’équilibre à cheval sur les lettres

Il a perdu l'équilibre. C'est un être équilibré. C'est ce qu'on entend parfois dire de tel ou tel individu, dans deux acceptions différentes, l'une physique, l'autre morale. Pour ma part, ce mot a suscité d'emblée une image, liée au monde de l'équitation, sans que je veuille faire une fausse étymologie: aequus/ equus! La deuxième partie du mot: libra, quant à elle,  signifie "balance" et évoque donc la justice... Vaste sujet! Autrefois, l'homme utilisait les balances à deux plateaux, que le fléau maintenait en équilibre, pour permettre une pesée juste. Mais ne nous arrêtons pas aux considérations mercantiles et pensons plutôt aux représentations de la justice, dans différentes cultures.

Selon les civilisations antiques, la balance joue un rôle important dans la conception du monde. Ainsi, dans l'Antiquité égyptienne, après avoir accompli leur voyage dans l'au-delà, les morts se présentent devant le dieu Osiris, juge suprême des lois de Maât (1), qui préside à la psychostasie, ou pesée de l'âme.  De même,  dans l'Antiquité gréco-latine, les trois juges des Enfers, Minos, Eaque et Rhadamanthe, pèsent aussi les âmes des mortels qui comparaissent devant eux, avant d'assigner à chacune son territoire (2). Que dire de la mésaventure des Romains contraints, honte suprême, à payer un tribut aux Gaulois vainqueurs, dont le chef insolent, Brennus, jette son épée dans la balance, en prononçant le mot célèbre : "vae victis!" (3)? Dans l'iconographie chrétienne, Saint Michel est parfois représenté tenant la balance, allégorie de la justice divine, à l'heure du Jugement Dernier (4). Mais il en est de cet instrument de précision comme de toutes choses ! La justice humaine est " sujette à dispute", comme le dit Pascal (5).

Comment garder l'équilibre? C'est une question qui se pose dans de nombreuses activités physiques. Je pense, évidemment, d'emblée à l'équitation, sport que je pratique depuis longtemps, à mes risques et périls. Deux de mes chutes sérieuses sont dues à une rupture soudaine de l'équilibre, que le cavalier doit maintenir sur sa monture. Tout l'intérêt des relations homme-cheval repose sur cet équilibre, sur le pouvoir maîtrisé de l'un sur l'autre. Le cheval, lui aussi, a son "équilibre": ne dit-on pas: "partir au galop par prise d'équilibre"?

Cette notion d'équilbre appelle d'autres images: la fameuse scène du funambule dans le film: La Strada, de Federico Fellini, la scène du mime de Baptiste-Jean-Louis Barrault dans Les Enfants du Paradis, de Marcel Carné. L'image de l'acrobate, en équilibre, suspendu dans l'air, dont la vie ne tient qu'à un fil, me fait penser à Montaigne et à son analyse du vertige (6).

"Figure-toi un danseur de corde, en brodequins d'argent, le balancier au poing, suspendu entre le ciel et la terre; [...] toute une légion de monstres se suspendent à son manteau et le tiraillent de tous côtés pour lui faire perdre l'équilibre; [...]. S'il regarde en bas, la tête lui tourne, s'il regarde en haut, le pied lui manque. Il va plus vite que le vent, et toutes les mains tendues autour de lui ne lui feront pas renverser une goutte de la coupe joyeuse qu'il porte à la sienne. Voilà ma vie, mon cher ami, c'est ma fidèle image que tu vois." (7) Musset prête ici à son héros, Octave, dans Les Caprices de Marianne, cette image de la vie, comparée à un fil. L'insouciance, la folie, comme le lui dit son ami Coelio, lui permettent d'éviter toutes les embûches qui lui feraient perdre son équilibre intérieur.

Si, dans les différentes activités de notre vie, nous pouvons rencontrer bien des occasions de perdre l'équilibre, dans le domaine moral, c'est sans doute encore plus vrai et surtout plus difficile à rétablir. Les difficultés, les déconvenues, les souffrances, les peines, perturbent souvent un équilibre que l'on croyait pourtant bien établi, aussi bien dans la vie professionnelle que dans la vie personnelle. J'ai mentionné plus haut l'apport de la relation homme-cheval; j'ai pu constater les bienfaits du contact avec le cheval chez des êtres en grande difficulté, des enfants handicapés par exemple.

Plus généralement, la présence d'un animal apporte beaucoup de réconfort, de sérénité, et même une nouvelle joie de vivre. Je sais  que des maisons de retraite, de plus en plus souvent, accueillent momentanément ou durablement des chats ou des chiens auprès de leurs pensionnaires. On constate bien souvent l'amélioration de l'état de santé de ces personnes âgées et malades et force est de penser que l'équilibre moral rejaillit sur l'état physique. Pourquoi les animaux ont-ils un tel pouvoir? Ne serait-ce pas que l'homme bien souvent se débat entre des forces contraires, qui l'entraînent de-ci, de-là, sans qu'il arrive à trouver une issue. L'animal, lui, n'hésite pas, ne choisit pas... Telle est la supériorité de l'homme ou son infirmité: grandeur et misère.

Passionnée par la littérature du XVIIème siècle, je relis régulièrement les pièces de Racine et de Corneille, qui me semblent, les unes par rapport aux autres, illustrer l'idée que je me fais de l'équilibre. Le déroulement de la tragédie racinienne n'est-il pas dû à une rupture de l'équilibre chez un ou plusieurs personnages. Hermione, dans Andromaque, ou Phèdre, dans la pièce homonyme en sont des exemples frappants (8). Les pulsions contradictoires qui les dominent successivement aboutissent à une impasse et les conduisent irrévocablement au meurtre et à la mort. Chez Corneille, au contraire, les hésitations et les tergiversations mènent les héros, non sans débat et non sans douleur, à retrouver leur équilibre, leur maîtrise d'eux-mêmes, par la raison en transcendant leurs passions (9). Un autre exemple me vient à l'esprit, emprunté à la littérature grecque moderne, le roman Automne de Constantin Hatzopoulos (10). L’oeuvre met en scène un personnage, qui, par ses indécisions et ses intermittences, cause la peine et la mort de la jeune fille qu'il aime.

Au moment de conclure, une phrase, entendue il y a quelque trente ans de la bouche d'un jeune homme,  me revient à l'esprit: il faut vouloir ce que l'on peut, et non penser que l'on peut ce que l'on veut. N'est-ce pas cela l'équilibre?

(1) d'après le Livre des Morts, Maât est une entité qui représente l'équilibre du monde, la justice, l'ordre...
(2) Homère, Odyssée XI  et Virgile, Enéide VI.
(3) "Malheur aux vaincus!", Tite-Live, Histoire romaine, V, 48.
(4) voir, par exemple, le tympan de la cathédrale d'Autun, et le polyptyque du Jugement Dernier, de Rogier van der Weyden, aux Hospices de Beaune.
(5) Pascal, Pensées, chapitre III. Marques de la grandeur de l'homme.
(6) Montaigne, Essais, livre II, chapitre XII, Apologie de Raymond Sebond.
(7) Alfred de Musset, Les Caprices de Marianne, Acte I, scène 1
(8) Andromaque, Acte V scène 1; Phèdre, Acte IV, scène 6.
(9) Le Cid, Acte I, scène 6; Polyeucte, Acte IV, scène 2.
(10) Constantin Hatzopoulos  est un écrivain appartenant à la littérature néohellénique du tournant du XXème siècle -  http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rural_0014-2182_1985_num_97_1_3069



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