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Numéro 28 - rive du Canada - juin 2015

dr Philippe Maubant, professeur à l'Université de Sherbrooke (Canada)

L’équilibre entre l’École et la vie sociale, fondement de la pédagogie

Les politiques éducatives visent toutes à rapprocher l’École de la vie sociale. Cette question récurrente du rapport-école-société s’inscrit dans une conception éducative cherchant à dépasser le clivage séculaire entre le monde scolaire et le monde réel, en visant un idéal d’équilibre au service de l’émancipation de l’éduqué.

Le sens de l’éducation traditionnelle est de faire du monde scolaire un monde à part. Telle est la visée de l’école monastique. Si l’éducation médiévale se déroule bien dans un lieu clos, le cloître, elle est pensée aussi pour se soustraire aux possibles influences du monde social. En rupture avec l’éducation de l’Antiquité, l’éducation monastique prend appui sur une conception pessimiste de la nature de l’enfant. L’enfant est de facto mauvais et l’éducation monastique doit le conduire vers une rupture avec l’environnement familial et social suspecté de nourrir le mal en son sein et dans l’enfant.

L’école traditionnelle, centrée sur l’exposition et la transmission du savoir, se construit donc en méfiance et en défiance par rapport au monde (1). Dans cette perspective, l’école, coupée de la vie, méprise l’utile et revendique une culture fondée sur l’enseignement des humanités. À l’instar des conceptions éducatives de Montaigne, l’Éducation traditionnelle promeut et magnifie une culture des humanités et une éducation générale de l’âme humaine. Les études dites classiques transcendent les clivages religieux et vont constituer les humanités, objets d’éducation et condition aristotélicienne d’accès à l’homme cultivé. L’Éducation traditionnelle reste donc un lieu clos où les élèves apprennent à définir et à mettre en œuvre les instruments intellectuels nécessaires à la construction du raisonnement et du jugement. Elle se passe de la pédagogie. En effet, les objets d’éducation sont présentés aux élèves sur le principe du « donné à voir » et du « donné à imiter ». Dans cette conception, la construction du monde est celle de la Raison. Elle ne prend pas racine dans les expériences de l’existence humaine, mais dans les réflexions des grands anciens qu’il convient d’appréhender par un processus d’imitation-imprégnation. Si l’Éducation traditionnelle naît en résistant au monde social, si elle instaure délibérément un clivage avec la vie sociale et professionnelle, qu’en est-il de l’Éducation nouvelle?

Tout en audaces et nuances, l’Éducation nouvelle élargit l’espace éducatif. En dépassant les murs de la classe, elle prône un monde social, certes protégé, qui constitue le cadre des premiers apprentissages de l’enfant. En valorisant une éducation à la campagne, en mettant en valeur une éducation naturelle inspirée de Rousseau, l’Éducation nouvelle valorise la nature comme une culture du sujet, centrée sur les besoins et les intérêts de l’enfant. Elle cherche à réconcilier l’individu avec l’école. Elle favorise la recherche de l’équilibre entre l’école et la vie. Elle vise aussi à donner sens aux savoirs appris au regard des intérêts personnels des élèves. Elle utilise un contexte : le milieu naturel. Elle mobilise une situation : celle de travail, qui cherche à donner du sens aux savoirs à construire et une réponse aux besoins naturels de l’enfant. En installant le travail manuel comme prétexte pédagogique, et non comme finalité socio-économique, au sein de toute situation éducative, l’Éducation nouvelle favorise un dialogue et un équilibre entre une fonction utilitariste et une fonction émancipatrice de l’éducation.

Comment concilier l’École et la vie dans une recherche d’équilibre?L’Éducation nouvelle, en refusant cette irréductible proximité entre contemplation et travail, accepte de jouer de cette tension dialogique, voire dialectique, entre la réflexion et l’action. Elle propose que cette tension soit un gage de l’autonomie et de l’émancipation de l’enfant. Sans réflexion, il ne peut y avoir de mise à distance de l’action, ni de mise en question de sa visée fonctionnaliste et productive, ni de mise à l’écart de ses contingences sociales. Sans action, la réflexion tourne à vide au risque de laisser s’échapper la mise en sens des connaissances. En réunissant sur un même territoire et dans le même instant, l’école et la vie, l’Éducation nouvelle invente une forme de microsociété idéale, où la recherche de l’équilibre entre activité de conception et de construction d’une part et activités de réalisation et de production d’autre part, constitue le fondement même de la pédagogie et un manifeste en faveur des pédagogues (2).

Force est de constater que les différentes déclinaisons des rapports entre l’école et la vie ont pris forme dans les différentes manières de penser les systèmes éducatifs dans leurs articulations avec ce qui constitue aujourd’hui comme hier, la recherche d’un nécessaire équilibre entre l’école et la vie sociale.

(1)  Houssaye, Jean. École et vie active, résister ou s’adapter. Neufchâtel : Delachaux et Niestlé, 1987.
(2)  Houssaye, Jean, Fabre, Michel, Soëtard, Michel, Hameline, Daniel. Manifeste pour les pédagogues. Paris : ESF, 2002.



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