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Numéro 29 - rive poétique - décembre 2015

Pierre Grouix, Écrivain et traducteur, ancien élève de l’ENS et agrégé de lettres

Mon père n’est pas revenu et je n’en reviens pas

à la mémoire d’Hubert Conesa (1942-2015)

 J’écris une contrée, le Maroc, dans laquelle mon père Camille Grouix, né à Fès en 1941, n’est jamais retourné. Pas plus, il n’a tenu à la revoir. Alors qu’il en aurait eu dix fois l’occasion, revenir ne lui disait rien. Dix-sept ans de sa vie, jusqu’à son départ – et non son retour – en métropole, que sa famille française paternelle, auvergnate et alsacienne, avait, à quatre générations de là, laissée vers 1880 – une décennie avant sa famille maternelle espagnole – sculptent, tissent, composent un silence que j’interroge comme je peux, tant mal que mal. Que je fore ou peut-être force. Maroc et bouche cousue. Rien sur ce pays. C’est cet assourdissant, ce retentissant mutisme que je creuse en menant ou malmenant l’enquête depuis sept ans et autant de livres (1).

Pas une ombre d’instant, l’idée de revenir à Fès, de faire Fès-arrière, n’a traversé l’esprit brillant de mon père. Le retour au Maroc, sans doute assimilé par lui au mieux à un surplace, au pire à un échec, n’avait aucun sens. On ne part pas d’un endroit pour y revenir, on le laisse pour ne plus le retrouver, en découvrir un neuf, et se découvrir chemin faisant. Pas davantage il n’a tenu à mentionner son enfance de l’autre bord de la mer, à la partager avec sa femme, ses enfants. Je suis le fils d’un père taciturne à l’enfance secrète. De ce que j’ai appris sur son Maroc d’alors, ce peu de chose, rien ne m’est venu par ses lèvres.

Ce silence paternel, obstiné, têtu, douloureux selon moi et pour moi, est le cœur de ma recherche, le soleil de ce système solaire. Son battement, son sang d’astre. Malheur au fils qui ne connaît pas la ville de son père. Y débarquant, je n’avais pas une once d’information, ne connaissais personne. Pour toute richesse, j’avais de l’encre et du papier, et pas le premier élément du puzzle, la tesselle initiale. Je partais de zéro avant de me mettre en route. J’ai cherché. « Tu ne trouveras rien » : les paroles si peu optimistes, si courtes, si fatales d’un Berbère nonagénaire m’ont hanté. J’ai tenu à les faire mentir. D’un indice l’autre, j’ai peu à peu levé les pans du voile, je suis entré le cœur tremblant dans le naos, l’intimité de mon père.

Trop de plaques d’ombre après une douzaine de séjours à Fès Ville nouvelle. Trop d’étapes de la vie de mon père me restent trop lointaines. Si j’ai retrouvé des dizaines de clichés, il m’en manque encore trop. Le portrait est incomplet. J’ai pensé aux mosaïstes de Volubilis, la cité antique voisine. Longtemps je n’avais même pas situé les trois lettres grisantes de la ville sur un atlas, au pays de l’Atlas. Tout m’y était étranger. Partant à Fès, je n’avais pas l’impression de revenir quelque part, mais d’arpenter le parfait inconnu. Ce n’est qu’en y retournant – à mesure aussi que le peu que j’y découvrais d’un voyage l’autre s’amenuisait – que j’ai pu me faire à la ville, bientôt y compter des amis (j’appelle ami quiconque m’aide à chercher, à devenir un fils).

Ai-je enfreint, tel Télémaque, une loi secrète, noire, qui dirait qu’un fils ne doit pas revenir sur les traces de son père ? Il reste que je suis allé, et retourné, dans une ville dans laquelle mon père n’aurait jamais souhaité revenir. Ce rêve auquel je tenais avant son décès, me rendre à Fès en sa compagnie, lui aurait paru absurde. Marcher avec mon père dans la ville de son enfance : aurait-il vécu plus longtemps, il n’aurait sans doute pas accédé à une demande que je n’aurais peut-être pas maintenue. Davantage même, notre marche commune sur le boulevard Poeymirau ou l’Avenue de France, qu’il aurait à peine reconnus, et sur lesquels personne ne l’aurait, lui, reconnu, aurait été rien moins que ridicule, pis même artificielle. Ce n’est pas parce qu’il serait retourné à Fès avec moi, scénario hautement improbable, que mon père, qui a enterré en lui le moindre souvenir d’un pays dont il s’est amputé, le Maroc, m’en aurait dit davantage.

C’est sur ce que j’ai de plus précieux au monde, l’enfance, que je diffère finalement le plus de mon père. Là où je me retourne sur elle, et la sienne, qui compte plus à mes yeux que la mienne, lui ne souhaitait pas la retrouver. Ma naïveté aura consisté à croire que tous les hommes, et le premier homme qu’est pour tout homme son père, tiennent à leur enfance comme j’ai pu chérir la mienne. Obstinément, fidèlement, inconditionnellement. Aveuglément. Les écailles me tombent du cœur : mon père n’est pas revenu et je n’en reviens pas.

 (1)Partout mon père est la dernière parution et le septième volume d’une série qui en comptera treize, éditions Rafael de Surtis, Cordes-sur-ciel, 2015 - www.rafaeldesurtis.fr 



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