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Numéro 29 - rive de Croatie - décembre 2015

Magdalena Skoro, doctorante en Linguistique – didactique française (FLE)- Université de Bourgogne. Diplômée de l’Université de Zadar (Croatie) en Langue, civilisation et littérature françaises & Archéologie

Retour linguistique

« Maintenant que j’ai bien appris le français je peux être polonaise à nouveau…! » (1) . La notion d’apprentissage nous évoque plus une idée, de départ, de découverte et de nouveauté que de retour. Apprendre une nouvelle langue nous fait découvrir un nouveau monde. La notion de retour a bien sa place pour s’approprier une nouvelle langue. Réfléchissons sur cet exemple de retour linguistique.

Apprendre une langue n’est pas seulement apprendre sa structure ou un millier de mots du dictionnaire. Deux processus cohabitent : celui d’apprentissage (processus conscient et orienté vers les formes) et celui d’acquisition (processus inconscient orienté vers les valeurs sémantiques) (2). Dans cette aventure linguistique, nous apprenons non seulement une nouvelle langue mais tout ce qu’elle véhicule - une nouvelle culture, une nouvelle philosophie et une nouvelle pensée (3) traduites dans une autre « vision du monde « (Weltansicht) (4) et un nouveau comportement linguistique (5).

Prenons un exemple. Quand je bouscule quelqu'un dans la rue en France je n’aurai pas le même comportement linguistique qu’en Croatie. La langue croate me donnera le choix seulement entre les deux expressions : oprostite (excusez-moi) ou pardon  (pardon) sans attendre une quelconque réaction linguistique de la personne que je viens de bousculer. La langue française et sa culture de politesse me donne la possibilité de choisir entre toute une série d’expressions : « Pardon » je rajouterai éventuellement  « madame/ monsieur » ; « Je suis désolée » ; « Pardon c’est moi » ; « Excusez –moi » etc.…  Mais aussi une  réaction de la personne qui vient d’être bousculée: « Ah non pardon c’est moi !» ; « C’est rien. » ; « Ce n’est pas grave… »  etc.…. Nous voyons bien que nos langues sont porteuses de notre culture et nous permettent d’avoir un comportement linguistique particulier. Apprendre une autre langue c’est intérioriser une nouvelle identité mentale et linguistique (6).

Quand nous apprenons une nouvelle langue, elle interfère constamment  avec notre première langue. Quand je dis « la » verre, c’est dû à la langue croate dont le genre est féminin pour cet objet. Pour éviter le plus possible ces interférences linguistiques, je dois  faire un écart par rapport à la langue croate en m’appropriant une nouvelle vision du monde dans lequel le même objet est défini par le genre masculin. Et ainsi pour chaque « fait de langue ». Je dois abandonner non seulement la langue croate mais aussi moi-même car ma langue maternelle véhicule ma culture et ma vision du monde qui m’empêche constamment d’adopter une nouvelle identité. Cet abandon est nécessaire pour  nous approprier une nouvelle langue et construire ainsi une nouvelle identité mentale et linguistique.

Pour parler de retour de l’apprentissage linguistique, nous devons nous situer  à la fin du processus. Quand nous réussissons à partir pour adopter un nouveau comportement, nous pouvons revenir à notre identité linguistique de départ, c’est à dire faire un retour vers notre langue. Nous pourrons jongler entre les deux car nous serons devenus des locuteurs bilingues. Nous posséderons  deux visions du monde et adopterons deux comportements linguistiques différents. Sans connaitre aucune théorie linguistique, mon amie polonaise a donc pu dire : « Maintenant que j’ai bien appris le français, je peux être polonaise à nouveau. »

(1)  phrase d’une amie polonaise habitant à Paris
(2)  Besse, H. et Porquier, R. 1991. Grammaire et didactique des langues. Didier
(3) Les Français ont été si bien éduqués, par le jeu de leur article, à percevoir les différents horizons des pensées, qu’ils ont le sentiment de concevoir deux choses différentes lorsqu’ils disent : la notion de vérité et la notion de la vérité, la notion de temps, la notion du temps. Les constructions sans article ont un caractère abstrait. (Guillaume G, 1919 Le problème de l'article et sa solution dans la langue française. Paris : Hachette. p.147
(4)  concept fondamental de la théorie linguistique humboldtienne désigne une perception du monde organisée par une langue particulière in Chabrolle-Cerretini, 2007 La vision du monde de Wilhelm von Humboldt, ENS Edition
(5)  tout locuteur monolingue possède une identité mentale et une identité linguistique. L’une appelle l’autre. Être ce que l’on est et parler d’une certaine manière. Ensemble, elles forment ce qu’il est convenu d’appeler le comportement linguistique (Bajrić, 2009)
(6) Bajrić, S. 2009. Linguistique, cognition et didactique. Principes et exercices de linguistique-didactique. Paris : PUPS



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