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Numéro 36 - rive éditoriale - mai 2019

dr Bénédicte Halba, présidente fondatrice de l'iriv, co-fondatrice des rives de l'iriv

Audace interculturelle - le « choc des ignorances » (1)

Il est interdit d’interdire » (2)

Dans son rapport mondial 2009  l’UNESCO écrit que « l’alphabétisme culturel (…) est devenu une clé de voûte du monde d’aujourd’hui, une ressource fondamentale pour mettre à profit les multiples formes que peut prendre l’éducation- depuis la famille et la tradition jusqu’aux médias, anciens ou nouveaux, et aux groupes et activités informels- ainsi qu’un outil indispensable pour surmonter le « choc des ignorances » (3).

Pour mener à bien cette stratégie, il faut acquérir des compétences interculturelles qui « visent à libérer les gens des modes de raisonnement et d’expression propres à leur culture, afin qu’ils puissent entrer en rapport avec d’autres et écouter leurs idées moyennant, parfois, l’appartenance à un ou plusieurs systèmes culturels, en particulier lorsqu’ils ne sont ni appréciés, ni même reconnus dans tel ou tel contexte sociopolitique » (4)

Faire l’expérience de la minorité peut être très stimulant. Quand on sait que ses opinions ou ses points de vue ne sont pas partagés par le groupe auquel on est censé appartenir, on devient plus sensible à la différence et plus ouvert à la diversité. Nul besoin d’appartenir à une minorité religieuse, ethnique ou politique clairement identifiée pour la comprendre et le cas échéant, la défendre. La distance apparente qu’implique cette « non appartenance » est même une force supplémentaire- on ne peut pas être accusé d’être juge et partie. 

Cette attitude est pourtant dénoncée comme « appropriation culturelle » par des groupes représentant certaines minorités. Selon eux, ne peuvent parler au nom d’un groupe minoritaire que les membres de ce groupe. Cette notion a été popularisée en 1976 par un professeur de l’Université de Toronto , Kenneth Coutts-Smith (5). Il parle de « colonialisme culturel ». Né au Danemark en 1920, il a émigré au Canada en 1970 et a pris fait et cause pour la communauté inuite. Son approche est caricaturale et même contradictoire  car « toute culture est par essence coloniale » (6). Des disciples de Coutts Smith sur les campus américains ont cherché dans une optique de « politique d’identité » (« identity politics ») à déconstruire les savoirs universitaires pour les « déracialiser », « dégenrer » ou « décoloniser ».  Tout champ d’étude est  revu à partir d’un prisme identitaire – on relit l’histoire selon tel genre (gender studies), telle couleur de peau (black studies) ou telle origine ethnique (latino studies).(7)

D’abord moquée et discréditée cette stratégie a connu un nouvel essor dans les années 2000 avec Internet et les réseaux sociaux pour qui les identités sont autant de moyens de cibler des « publics » de plus en plus fragmentés « rien de plus précieux pour un algorithme que de connaître le sexe, l’ethnie et l’âge des utilisateurs qui sont aussi des consommateurs. Les logiques identitaires trouvent sur les réseaux un formidable terrain de jeu, et peuvent alors gagner les esprits, à droite comme à gauche » (7). Le scandale de l’entreprise Cambridge Analytica, qui a ciblé des citoyens britanniques dans sa stratégie de « Dark ads » (8) à la demande des défenseurs du Brexit en juin 2016 a montré les limites de cette stratégie et la manipulation qu’elle a induite, en entravant le processus démocratique. Les fausses informations qui ont circulé ont fait voter pour le « leave » des électeurs britanniques qui ont cru naïvement en une désinformation savamment orchestrée. (9)

La logique de « club »  incite des associations à vocation « communautaire » à n’autoriser leur accès qu’à des membres faisant partie de leur communauté. L’exemple le plus connu est celui des associations ou amicales d’anciens étudiants d’écoles ou d’universités prestigieuses. Très populaires au Royaume-Uni, des « clubs » interdits aux femmes ont permis à des générations d’hommes ayant suivi les mêmes parcours- des « public schools » (écoles privées pour garçons) aux prestigieux collèges des Universités d’Oxford ou Cambridge (OxBridge) - de se coopter pour accéder aux postes les plus prestigieux du pays- que ce soit dans les milieux d’affaires (City de Londres), au Parlement (Westminster) ou au gouvernement. Ce système fermé a créé une endogamie qui a montré ses limites dans le système d’éducation, les services publics ou la vie politique et économique.

En France, toute approche communautaire est contraire à l’esprit républicain. Les associations partagent l’intérêt général avec le secteur public- certaines reçoivent même une « délégation de service public ». Pour bénéficier de subventions publiques, il faut démontrer que l’on ne s’adresse pas à une communauté en particulier mais à la communauté nationale - même si elle peut être limitée à un territoire en fonction du domaine de compétences du financeur (mairie, conseil départemental, conseil régional ou Etat).

L’esprit du bénévolat ne s’inscrit pas dans une logique « exclusive ». Il est par essence « inclusif » - les bénévoles « s’occupent de ce qui ne les regardent pas ». Leur intervention est donc forcément interculturelle- quel que soit le type de culture. Ces « sentinelles », parfois des idéalistes, n’hésitent pas à proclamer avec toute l’audace requise :

« Soyez réalistes, demandez l’impossible » (10)


(1)
UNESCO, « Investir dans la diversité culturelle et le dialogue interculturel », Paris, 2009
(2) Slogan des manifestants en mai 1968
(3) Unesco, 2009, ibidem.
(4) UNESCO « Compétences interculturelles – cadre conceptuel et opérationnel », Paris, 2013
(5) Aureliano Tonet, « Dans la culture des identités sous contrôle », Le Monde, samedi 20 avril 2019.
(6) Anne–Emmanuelle Berger  citée par Aureliano Tone qui se réfère à Jacques Derrida « Le monolinguisme de l’autre », Galilée, 1996,
(7) Laurence Dubreuil « La dictature des identités », Collection Le Débat, Gallimard, Paris,  2019 citée par Aureliano Tonet
(8) Publicité avec une visibilité limitée
(9) Guiol (Elsa), Lievin (Arnaud) & Suffert-Lopez (Félix), « La fabrique du mensonge »,, Série documentaire initiée par Félix Suffert-Lopez et produite par Félix Suffert-Lopez (Together media) et Jacques Aragones (TV presse), avec la participation de France Télévisions, France 5, avril 2019.
(10) Autre slogan des manifestants de mai 1968



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