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Numéro 38 - rive géopolitique - mai 2020

Julien Carbonnell, Doctorant en Urbanisme à l'Université de Cergy-Paris, entrepreneur spécialisé dans les systèmes de participation des habitants

Génération Tournesols : démocratie numérique et Smart-City à Taiwan

L’île de Taïwan [1] est souvent considérée comme l’une des démocraties les plus avancée d’Asie Pacifique [2]. Pourtant la citoyenneté taïwanaise n’est pas reconnue officiellement par l’ONU, qui privilégie de bonnes relations diplomatiques avec la Chine communiste plutôt  que de dénoncer  les menaces que cette dernière fait peser sur son voisin, auprès de qui elle nourrit ouvertement  ses ambitions d’expansion régionale [3]. La liberté d’expression et d’organisation de la société civile taïwanaise est exemplaire : le volontariat local, en particulier celui de l’ouverture des données publiques, est proche du modèle de bénévolat numérique que l’on trouve aux Etats-Unis [4]. Elle est totalement incompatible avec le projet de surveillance et de censure d’Internet, connu sous le nom de “Grand Firewall de Chine”, géré par le Ministère de la Sécurité Publique de la République Populaire de Chine [5].

En 2012, quand Chia-Lian Kao organise avec quelques amis un premier « hackathon » de « civic-hacking » [6] à Taipei,  sous le nom g0v (prononcez “gov zéro”), il dénonce le manque de transparence de son gouvernement dans les réformes économiques en cours. Il propose à une poignée de hackers locaux de trouver une solution pour rendre les informations publiques accessibles au plus grand nombre. Il ne s’attend pas à se retrouver à la tête d’un mouvement qui sera en 2014 en  première ligne de la “Révolution des Tournesols” [7]. Pendant que les étudiants taïwanais descendent massivement dans la rue et occupent le Parlement, les civic-hackers de g0v déploient une infrastructure numérique qui permettra à toute la population du pays de participer aux débats parlementaires grâce à une plateforme en ligne.

Devenus un atout pour la démocratie taiwanaise, les hackers contribuent à la modernisation de l’action publique et seront reconnus officiellement par la présidente Tsai-ing Wen, au lendemain de son élection en 2016, lorsqu’elle appelle Audrey Tang, programmeuse autodidacte de logiciel libre et co-fondatrice de g0v, à diriger le Ministère du Numérique. Carte blanche lui est donnée pour assurer la transformation digitale de son gouvernement, qu’elle met en application en créant un Laboratoire d’Innovation Sociale qui propose une permanence auprès des étudiants et entrepreneurs du numérique, afin de conseiller les porteurs de projets, d’accélérer les innovations intéressantes pour la société taiwanaise et d‘incuber les dernières avancées technologiques [8].

Taiwan devrait d’ailleurs bientôt s’essayer aux dernières théories d’innovation politique inspirées de la gouvernance des communautés « blockchain » [9]. Les concepts de « démocratie liquide » [10]  et de « vote quadratique » [11] s’installent rapidement dans le paysage, et séduisent de plus en plus d’adeptes de la réinvention de la politique par internet. Dans cet esprit, un projet d’organisation autonome décentralisée [12], Taipei_DAO, a été annoncé récemment à Taipei par une initiative privée [13].

Ce principe d’innovation sociétale axé sur le citoyen se retrouve dans la vision holistique défendue par le modèle de planification urbaine de la ville de Taipei. Smart-Taipei, principal Think-Tank du gouvernement taïwanais en matière d’innovation technologique des villes, intègre le virage pris en 2014 par les promoteurs internationaux du concept de Smart-City : la ville du futur sera technologique si et seulement si elle parvient à faciliter la vie de ses usagers plutôt que leur imposer de nouveaux usages [14]. Smart-Taipei sert donc d’intermédiaire entre les services publics, les industriels et la société civile. Leur soutien privilégié est celui de Ko Wen-je, le maire de Taipei, mais le Think Tank veille aussi largement à l’utilisation optimale des ressources technologiques de l’île, en concertation directe avec les fabricants locaux et l’utilisateur final - la population taiwanaise. En soutenant plus de 150 projets d’innovation ascendante, le modèle de Smart-City de Taipei a été classé 16ème  en 2018 sur un panel de 140 Smart-Cities dans le monde, par un institut indépendant basé à Singapour.

Par ailleurs, la société civile taïwanaise fourmille de nombreux projets associatifs - sur l’innovation urbaine, la conservation de l’environnement, les espaces culturels, la vie en communauté, la mixité sociale et l’accueil des immigrés, le droit au logement et la lutte contre l’inflation immobilière. Ces projets s’ajoutent  à ceux de nombreuses ONG plus généralistes [15]. La très ingénieuse Taiwan Digital Diplomacy Association [16] est une association indépendante qui crée des relations diplomatiques dans les territoires défavorisés du monde (Kosovo, Vietnam) en aidant les associations locales à développer leurs propres outils numériques. Elle les aide dans leur mission sociale et contribue à faire connaître l’indépendance de Taiwan aux quatre coins du monde.

La couleur « Tournesol » de la révolution étudiante à Taïwan évoque le reflet du soleil, qui protège la jeunesse de l’obscurantisme. Elle pourrait être une source d’inspiration pour d’autres jeunesses dans le monde, en leur rappelant que le futur numérique des démocraties ne se fera pas sans leur implication.

[1] située à 180 km des côtes de Chine continentale
[2] Julien Carbonnell (2020) - Taipei Investigation : High-Tech Industry and Smart transportation, Skillful Launch Pad for Startups and Asian Leader for Social Issues
[3] Julien Carbonnell (2019)-  Taipei Monograph : Chinese Civilization, the Particularities of Taiwan, and Taipei City
[4] Julien Carbonnell (2019)-  Grassroots Movement : The motivation of American, Taiwanese and Russian civic-hackers compared
[5] Grand Firewall de Chine - Projet bouclier doré (chinois : 金盾工程)
[6] les civic-hackers sont des programmeurs informatiques dédiés au développement de technologies civiques libres de droits. Le mot hackathon désigne un format d’événement de travail collaboratif en groupes de développeurs bénévoles.
[7] Mouvement étudiant des Tournesols
[8] Blog d’Audrey Tang, Ministère du Numérique de Taiwan
[9] La blockchain est une technologie distribuée de stockage et de transmission sécurisée d'informations sans organe de contrôle.
[10] La démocratie liquide est un système de gouvernement démocratique qui laisse la possibilité au votant soit de voter directement, soit de transférer son droit de vote à un délégué de son choix. Elle est considérée comme une synthèse entre démocratie directe et  démocratie représentative.
[11] Le système de vote quadratique est un procédé de prise de décision collective qui permet aux votants d’exprimer des degrés de préférences, et donc d’éviter la cyclicité des résultats de votes et la loi de la majorité.
[12] Les Organisations Autonomes Décentralisées sont des formes de sociétés d’intérêt commun, régies par des  protocoles informatiques qui exécutent des contrats dématérialisés de manière transparente, sécurisée, et sans organe central de contrôle.
[13] Taipei_DAO lancée par l ’initiative Democracy Studio (2020)
[14] Julien Carbonnell (2019)-  Smart-City: Defined by insiders, medium.com
[15] Community Projects TAIPEI, google mymaps (2020).
[16] Taiwan Digital Diplomacy Association, linkedin.com (2020)



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