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Numéro 39 - rive d'Angleterre - décembre 2020

Peter Wells, Recteur honoraire Université de Northampton

Dans la chambre de Pascal

«J’ai souvent dit que la seule cause du malheur d’un homme est qu’il ne sait pas rester tranquillement dans sa chambre.» (1)

Pascal, écrivain de la seconde moitié du XVIIe siècle, avait une vision très particulière et spécifique de la condition humaine. Il pensait que nous étions attirés par des distractions transitoires pour affronter l'inévitable malheur que nous éprouvons lorsque notre regard mental est tourné vers nous-mêmes. En d'autres termes, lorsque la solitude habite notre esprit ou notre corps, ou les deux, nous cherchons des diversions pour dissiper notre désespoir intime.

Peu à peu, et pour quelques privilégiés, nous sommes arrivés imperceptiblement à un moment de notre histoire où un voyage facultatif pour des loisirs, qu'il soit local, national ou international, a presqu’atteint le statut de droit. La question  est celle de notre rapport moderne au voyage : a-t-il pris la forme d'une diversion pascalienne? Cette question est  encore plus pertinente avec les péripéties du  confinement dues au  Coronavirus qui a  mis en lumière que beaucoup d’entre nous ont du mal à rester tranquillement dans leurs chambres, au sens de Pascal. Viendra un jour - qui arrivera - où nous aurons à nouveau accès sans entrave au voyage. Peut-être est-ce l'occasion de repenser, à un niveau individuel, aux raisons pour lesquelles nous avons voyagé pour nos loisirs dans le passé et si nous trouverons de nouvelles raisons, plus convaincantes, pour nos futurs voyages. L’idée de loisir pour une personne est un cauchemar persistant pour une autre. Quel que soit son but, une nouvelle idée du voyage peut-elle nous libérer de l'image décourageante  dépeinte par  Pascal? Saurons-nous voyager quand nous devrons inévitablement compter sur nos propres ressources intérieures, au lieu de rester tranquillement dans nos propres chambres ?

L'auteur-compositeur-interprète américain Jackson Browne suggère une évidence utile «Peu importe la vitesse à laquelle je cours, je n'arrive jamais à m'éloigner de moi.» (2)  On pourrait facilement remplacer «rapide» par «loin» avec le même sens. Lorsque nous voyageons, nous sommes nos propres valises dans lesquelles sont entassés nos croyances, nos désirs, nos espoirs et nos regrets - et bien plus encore - qui constituent le «moi» avec lequel nous vivons au jour le jour. Mais, combien de fois arrive-t-il que lorsque nous revenons de nos voyages, lorsque nous retrouvons nos routines habituelles et que les souvenirs prennent une patine poussiéreuse, que le «moi» qui est parti est le même «moi» qui est revenu? Il existe peut-être un moyen d ’« être »dans un autre endroit qui nous changera définitivement, de sorte qu’à notre retour, nous pourrons plus tranquillement être en paix lorsque notre regard se tournera à nouveau vers nous-mêmes. Voici quelques éléments de réponse. Nous devrions laisser les guides à la maison - ils sont pleins des intérêts que d’autres jugent dignes de notre attention. Nous devrions être des flâneurs et adhérer à la suggestion de  Robert Frost - prendre le chemin le moins fréquenté pour changer (3). Ne sommes-nous pas esclaves de plans prédéterminés ? Revenir sur ses pas n’est pas manquer d’imagination. Les lieux et leurs habitants sont souvent stratifiés ; ils  se révèlent au fil du temps. Ils sont alors plus susceptibles de changer ce «moi» que nous considérons immuable. Il faut trouver le temps et les moyens de travailler avec les habitants locaux pour se rapprocher des rythmes prosaïques du lieu que nous visitons. Il faut  résister au rictus insensé du selfie  qui nous fait découvrir un nouvel environnement uniquement et constamment au travers de l'objectif d'un téléphone - appareil photo. Nous devrions pratiquer la solitude de manière à prendre conscience de la lumière, de l'air, du son et du toucher de notre nouvel environnement.

Chacune de ces «réponses» demande au voyageur d’être réceptif, poreux aux choses. Ce n'est pas facile, mais cela pourrait être une manière de retrouver avec plaisir nos propres chambres. Cette façon d'être «  ailleurs » pourrait nous empêcher de devenir l'un de ces individus qu'Alain de Botton décrit dans le dernier paragraphe de son « 'Art du voyage » (4): «Nous rencontrons des gens qui ont traversé des déserts, flotté sur des calottes glaciaires ou se sont frayé un chemin à travers la jungle - et pourtant dans leur âme nous chercherions en vain des preuves de ce dont ils ont été témoins. »

(1) Pascal (Blaise), (1670), "Pensées, translation" traduction par  A J Krailsheimer (1995), London : Penguin Books
(2) Jackson Browne, (1976), "Your Bright Baby Blues"  in The Pretender, Asylum Records
(3) Robert Frost, (1916), ’The Road Not Taken’ in (2013) Robert Frost - The Collected Poems, London: Vintage Classics.
(4) Alain de Botton, (2002), "The Art of Travel", London: Hamish Hamilton



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