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Numéro 43 - rive européenne - décembre 2022

Peter Wells, Recteur honoraire Université de Northampton

Le talent se développe dans des endroits tranquilles (1)

Il est courant de considérer que les individus qui possèdent un talent sont implicitement talentueux dans un domaine spécifique de l’activité humaine. Comme pour de nombreuses hypothèses non examinées, cela masque une erreur sous-jacente. Il est possible que de nombreuses personnes qui ont un talent soient également talentueuses, mais ce n’est pas le cas de toutes les personnes. En effet, avoir un talent pour « x » est différent d’être talentueux pour « x ». Ce dernier requiert le premier, mais le premier ne garantit pas nécessairement le second. Il faut expliquer la différence.

Être en possession d’un talent, c’est avoir une aptitude à fonctionner à un haut niveau de compétence dans une activité particulière.  Ce n’est pas  gagné ou donné comme une récompense, mais est plutôt génétiquement hérité, un type de don , quelque chose de naturel. En revanche fonctionner de manière talentueuse est une tout autre affaire qui exige deux conditions supplémentaires. Tout d’abord, un environnement approprié dans lequel l’aptitude peut se développer pour passer de la possibilité d’être talentueux à celle d’être réellement talentueux. Deuxièmement, posséder un degré de motivation et d’effort pour développer son talent dans un environnement qui peut nourrir ce talent. Par conséquent, l’individu talentueux est celui qui a eu à la fois un environnement approprié pour son talent et la motivation et l’effort pour utiliser ce talent. Par extension, un individu avec un talent ne devient pas  talentueux sans un environnement propice combiné avec l’effort personnel et la motivation.

Dans le dernier livre, « Tête, Main et Coeur » (2), David Goodhart explique que, dans la plupart des sociétés démocratiques modernes, depuis la Seconde Guerre mondiale, on met de plus en plus l’accent sur le développement et la promotion des capacités cognitives des individus (ce qu’il appelle la « tête »). Cela s’est fait au détriment de la « main » et du « cœur » (compétences pratiques et travail émotionnel de compassion et d’empathie). On pense à la célèbre distinction de Gilbert Ryle (3) entre « savoir comment » (« tête ») et « savoir que » (« main »). Ce privilège cognitif a deux conséquences négatives. La première, est que « main » et « cœur », ont été progressivement réduits et, que beaucoup plus de personnes ont été orientées de façon inappropriée dans des parcours scolaires « orientés vers la tête » et des professions qui ne correspondent pas nécessairement à leurs aptitudes. Le second résultat négatif est directement lié au point soulevé précédemment , l’importance de l’environnement dans le développement ou l’inhibition des talents innés

Le thème central de Goodharts est qu’une société « saine » a besoin de « tête », de « main » et de « cœur » pour atteindre une sorte d’équilibre optimal. Il est important de se demander quels aspects d’un environnement pourraient contribuer à l’épanouissement des talents « main » et « cœur » des individus. Deux domaines sont concernés. Le premier est le matériel physique et pratique qui doit être facilement disponible pour que les talents « main » puissent pleinement mûrir. De plus, les modèles de comportement talentueux, que ce soit dans la « main » ou dans le « cœur », doivent être accessibles. Pour employer un slogan populaire : si vous ne pouvez pas le voir, vous ne pouvez pas l’être. La deuxième caractéristique environnementale évoque la puissance des attentes, à la fois externes et internes. Pour que les talents « de la main » ou « du cœur » puissent s’épanouir, il faut qu’il y ait des attentes sociétales explicites selon lesquelles ces aptitudes sont à la fois légitimes et valorisées lorsqu’elles sont développées. Ces facteurs externes permettent aux individus de développer leurs aptitudes. La motivation personnelle est essentielle pour passer de la  possession d’un talent au fait d’être talentueux.

Est-ce suffisant, alors, de se contenter de travailler à un équilibre plus harmonieux de la « tête », de la « main » et du « cœur » lorsqu’on envisage un développement approprié des talents dans une société donnée ou y a-t-il quelque chose de plus qui nécessite notre attention? Tous les talents ou la plupart des talents peuvent être utilisés pour obtenir des résultats soit bénéfiques soit malveillants - considérez le fraudeur financier qui est doué en raisonnement mathématique et abstrait - alors la réponse semble indiquer l’affirmative.

Un concept étroitement lié à celui de l’aptitude est celui de l’ « inclination ». Les dispositions d’un individu l’incitent à penser et agir d’une certaine manière en fonction, bien sûr, du contexte. Tout comme un talent peut rester dormant, si les sociétés doivent se protéger  contre le danger toujours présent de l’abus moral des talents développés, les talents du « cœur » ont besoin d’une attention particulière, même s’ils sont cachés ou torpides chez beaucoup d’individus. David Hume (4) a fait remarquer qu’il y a toujours une certaine bienveillance, si petite soit-elle, infusée en chacun de nous ; une étincelle d’amitié pour le genre humain, une combinaison de la colombe avec des éléments du serpent et du loup. Pour décrire avec précision  la condition humaine, les talents de « tête » ou de « main » doivent donc être protégés par un « cœur » développé et talentueux.

Kant nous rappelle qu’il n’est pas facile  (5), à partir du bois tordu de l’humanité de construire quelque chose de droit. Goethe (6) a raison de dire que les talents de « tête» et de « main » peuvent, dans certains cas, se développer dans des endroits tranquilles, il souligne que le caractère [se développe dans le] plein courant de la vie humaine.  Si le « caractère » et le « cœur » sont proches, il est vital de développer les talents du « cœur »- non seulement dans les silos et les endroits tranquilles de nos propres groupes familiaux, sociaux, culturels et religieux, mais aussi dans les contextes humains les plus vastes et les plus divers qui sont à notre disposition. De cette façon, l’étincelle de l’amitié pour le genre humain peut être attisée par une flamme qui sera difficile à éteindre.

 



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