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Numéro 44 - introduction - mai 2023

dr Bénédicte Halba, présidente fondatrice de l'iriv, co-fondatrice des rives de l'iriv

Propos liminaire

Ce 44ème numéro de nos rives évoque le thème de résistance qui est polysémique. Depuis le lancement de notre revue électronique en 2004, nous avons implicitement abordé ces différentes dimensions. Elle convoque des temps glorieux de l’Histoire quand des femmes et des hommes , toujours minoritaires, ont eu le courage de s’opposer à l’oppression, qu’elle vienne d’un Etat, ou d’un système totalitaire (auquel ont adhéré beaucoup de pays). Mais elle peut aussi signifier la résistance au récit d’une organisation ou d’une institution , ou à un niveau plus individuel à ses vieux démons. Le terme est alors plus ambigu. La première résistance consiste à résister à des récits construits de manière artificielle auxquels on pense adhérer librement mais qui nous ont été imposés par d’autres.

A un niveau national, l’exemple de la résistance en France pendant la Seconde guerre mondiale a fait l’objet d’une analyse beaucoup plus fine et juste (1) que le récit national qu’avaient présenté le Général de Gaulle et le Conseil national de la résistance (CNR) qui savaient la France divisée et  dévastée avec des Français qui ne supporteraient pas la véritable histoire de leur collaboration pendant quatre ans avec le régime nazi (1940 avec la proclamation de ’Etat de Vichy-1944 avec le débarquement en Normandie). Le même récit national mensonger s’est répété avec l’histoire coloniale (en Afrique et en Asie) avec des Français qui ont longtemps été persuadés que la colonisation avait apporté des « bienfaits civilisateurs » à des pays et des sociétés  dont les civilisations ont été niées, des populations maltraitées et des ressources pillées (2).

Au niveau des organisations, l’Eglise catholique a fait son mea culpa à deux reprises depuis la Seconde Guerre Mondiale face à un récit qui a longtemps nié ses fautes et même ses crimes. Au plus haut niveau, le Concile de Vatican II (1962-1965) a reconnu sa responsabilité dans la persécution et l’assassinat de six millions d’Européens juifs avec le discours antisémite de l’éducation chrétienne depuis des siècles. Depuis vingt ans, la même Eglise catholique mais de manière décentralisée a reconnu ses torts auprès de milliers d’enfants ou de femmes abusés sexuellement par des prêtres ou des laïcs au sein de l’Eglise, d’abord aux Etats -Unis puis en Europe, avec en France une commission dirigée par le conseiller d’Etat Jean-Marc Sauvé (3) Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église, installée depuis le 8 février 2019, a rendu public son rapport le 5 octobre 2021. qui a rassemblé une équipe d’experts de toutes les disciplines pour faire un état des lieux éloquent des abus commis pendant 70 ans (1950-2020).

A un niveau individuel, qui est sans doute le plus difficile à admettre, on adhère parfois depuis l’enfance à un récit familial avec un personnage qui nous a construit qui a sa part de lumière (et de succès) mais aussi beaucoup de zones d’ombre que l’on nie. On ne souhaite pas ouvrir la boîte de Pandore. On est pourtant forcé d’y faire face à des moments charnière de rupture (familiale, sentimentale, professionnelle…). Le premier réflexe est souvent de défendre un modèle dans lequel on a grandi parce qu’il serait trop déstabilisant d’admettre qu’il nous a aliénés, en nous culpabilisant et en nous faisant jouer un personnage artificiel, arrogant, qui nous a isolés des autres. Le syndrome de Stockholm est bien connu dans les enlèvements où les otages défendent leurs kidnappeurs et adhèrent même parfois à leur cause.  Il est assez fréquent auprès de beaucoup d’enfants ou de jeunes et même parfois d’adultes qui préfèrent rester dans l’illusion d’un bonheur familial très factice, qui a pu exister un certain temps mais dont il ne reste plus rien, sauf un récit.

Beaucoup d’historiens se sont courageusement attaqués à une critique nécessaire de l’histoire officielle , ce qui est la preuve d’une pensée intellectuelle critique vivante dans un pays démocratique. La France de Vichy sous l’Occupation a fait l’objet de travaux d’historiens, en particulier venus d’Outre Atlantique (4) qui avaient plus de lucidité et de distance avec les événements. L’Eglise catholique en Amérique du Nord (Etats-Unis et Canada) mais aussi en Europe a mis en place des protocoles pour éviter que les mêmes situations d’abus se reproduisent et ont prévu un système de réparation pour les victimes. A un niveau individuel, ces dernières années, des secrets familiaux ont été très bien décrits et documentés dans des livres avec des témoignages de victimes ou des travaux scientifiques de spécialistes  (psychologues et psychiatres).

Les avancées ne sont pas linéaires. On peut s’être rendu compte de dysfonctionnements et même avoir analysé avec lucidité des situations problématiques et aliénantes. Mais le sujet est souvent si sensible que quelques pas en avant peuvent être suivis de retour en arrière assez radicaux. On refuse parfois une aide pourtant salutaire parce que la manière ou les émissaires ne nous ont pas plu. On rejette le fond en s’attaquant à la forme. Si la méthode peut nous avoir heurtés, le message était pourtant juste et nécessaire. Attaquer les messagers plutôt que de reconnaître leur aide et  les remercier pour ce temps passé depuis si longtemps n’est ni honnête ni élégant. Il faut du temps, et beaucoup de patience pour soigner des grands brûlés. Les brûlures ne sont pas toujours apparentes mais elles empêchent d’avancer et de se soigner. Plus la résistance est forte, plus le mal était profond et solidement ancré. On ne peut pas régler ses problèmes seuls, on est souvent l’artisan de son propre échec en alimentant le récit d’un bonheur passé et lointain alors que l’on est au bord du gouffre.

La pandémie de Covid puis la guerre ne Ukraine ont permis à beaucoup de gens de prendre conscience que leur vie personnelle, sociale ou professionnelle ne leur convenait plus. L’urgence climatique a apporté une autre angoisse existentielle et parfois entraîné des désastres personnels (inondations, incendies avec tous les sinistrés qu’ils ont provoqués). Tous les Français n’ont pas été des Jean Moulin, tous les catholiques n’ont pas la lucidité d’un Jean-Marc Sauvé, tous les enfants (petits et grands) ne peuvent pas dire comme André Gide « Familles, je vous hais » (5)ce qui est évidemment excessif.

Vouloir absolument être un être d’exception alimente un personnage illusoire et nous fait résister à l’évidence : si on a réussi certaines choses, on s’est aussi beaucoup trompé. « On ne fait pas crédit à un héros virtuel s’il n’a jamais été que candidat » (6)

(1) Pierre Vidal Naquet « Les assassins de la mémoire », Paris , La Découverte, 2005 ou « Vichy, un passé qui ne passe pas », Éric Conan & Henry Rousso, Nouvelle édition, Collection Folio histoire (n° 71), Paris, Gallimard , 1996
(2) Aimé Césaire :“Discours sur le colonialisme” (1950)- https://histoirecoloniale.net/Aime-Cesaire-Discours-sur-le-colonialisme.html
(3)Rapport de Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église, octobre 2021.- https://www.ciase.fr/rapport-final/
(4) Robert Paxton « La France de Vichy », 1972 aux Etats Unis, 1999 pour traduction française
(5) André Gide (1897) « Familles je vous hais » Gallimard : Paris
(6) Vladimir Jankelevitch (1981) « Le paradoxe de la morale », Paris : Seuil



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