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Numéro 12 - rive académique - janvier 2008

dr Eve-Marie Halba, secrétaire générale de l'iriv, co-fondatrice des rives de l'iriv

Indifférence des différences

Le vocabulaire de la différence est très révélateur de la perception très contrastée de cette notion et de l'éventail des domaines balayés (mathématique, agriculture, philosophie, droit).


La différence est " un ensemble de caractères qui distingue un être ou une chose des autres " (1). En logique, c'est une qualité essentielle qui permet de différencier les espèces du même genre. En économie, elle caractérise l'écart entre deux grandeurs boursières (l'évaluation et le cours d'une valeur) ou deux sommes (commerce). L'arithmétique reprend cette idée d'écart entre deux quantités, pour désigner le résultat d'une soustraction.

L'indifférence est souvent amoureuse ou religieuse dans les emplois courants. La liberté d'indifférence philosophique caractérise celui qui peut se décider en l'absence de tout motif ou mobile. En économie, la courbe ou la surface d'indifférence désigne les degrés de satisfaction provoqués par combinaison de quantités différentes de deux mêmes produits. La linguistique appelle position d'indifférence celle des organes vocaux pendant le silence.

Différencier, discriminer, distinguer, sélectionner et trier révèlent les manières très spécifiques de marquer la différence. Le domaine des mathématiques prime dans différencier issu du latin differre " porter de côté et d'autre " puis " disperser ". Le calcul différentiel, fondé sur des différences infinitésimales, a permis d'affiner les études sur la vitesse et l'accélération.

Trier et sélectionner sont des termes d'agriculture. L'un et l'autre s'intéressent au fait d'améliorer les récoltes. Trier exprime l'idée de séparation sans destruction au sein d'un groupe hétérogène. Sélectionner au contraire vise la destruction des éléments qui ne concourraient pas à améliorer l'espèce. Discriminer est un terme utilisé initialement par les mathématiciens (2). Il s'est ensuite chargé d'une connotation négative à cause de l'expression discrimination raciale (3) qui est d'usage courant.

Distinguer est un verbe à part dans ces synonymes. La distinction est toujours positive, distinguer consiste à reconnaître par un trait une différence. Cette marque sépare l'élément remarquable du reste, il agrège cet être distingué (4). Au XVIe siècle Bernard Palissy, crée un nouvel emploi du verbe distinguer celui de " percevoir par l'un de ses cinq sens ".

Les origines étymologiques révèlent de grandes disparités dans les voies empruntées par tous ces verbes. Distinguer est issu de stingere " piquer " qui a donné éteint, instinct et stigmate (5). Trier viendrait de tritare " user en frottant " qui a généré détritus, tribulation, triturer (6). Discriminer est un dérivé de crimen qui signifie primitivement " crible " puis, par spécialisation juridique, " grief " (7). Sélectionner est tiré du verbe legere " choisir ", " recueillir " comme l'anglais select (8).

Les concepts psychiatriques de différenciation et d'indifférenciation (9) abordent la différence sous un autre angle. La différenciation du moi se fait à partir de l'indifférenciation familiale fondatrice. Le sujet développe sa personnalité en fonction de son niveau d'individualisation. Le processus est applicable au bénévole œuvrant au nom d'un projet associatif. L'évolution de son engagement dépendra de l'action collective mais aussi de ses actes personnels. Telle est la difficulté du bénévolat qui ne doit pas se dénaturer en personnalisant trop ses actions ou en leur donnant une dimension trop impersonnelle.

Pour les psychiatres, la différence offre deux profils cliniques opposés. Elle peut être vécue de l'intérieur comme une dissociation, une discordance, une rupture de l'unité psychique, un repli sur soi. Ce sont les symptômes de la schizophrénie (10). La différence peut aussi être une appétence de l'autre considéré comme plus important que soi, c'est l'altruiste qui agit par désintéressement. Mais ce détachement de tout intérêt personnel peut se traduire par un goût pathologique de réparer les injustices ou de préserver les êtres chers par des actes criminels (11).

La différence est une distinction et une discrimination, une chance et un risque. Le bénévolat, tel le Dieu Janus aux deux visages, doit être un subtil équilibre entre l'unique et le collectif, le but commun et l'acte personnel.
 
 
 
(1) Définition du Trésor de la Langue Française (TLF). 
(2) Le discriminant est la fonction des coefficients d'une équation qui permet de déterminer le nombre de racines réelles et la condition pour qu'elle ait des racines doubles. 
(3) Le fait d'avoir créé l'expression discrimination positive prouve que discrimination sans qualificatif était un terme péjoratif (la discrimination raciale est toujours latente). 
(4) Le sens étymologique d'agréger est précisément : " tirer du troupeau ", du latin gregs, gregis " le troupeau ". 
(5) Éteint est tiré du supin exstinctus (de exstinguere), instinct de instinctus (de instiguere) et stigmate est d'origine grecque. Ils sont issus de la racine indo-européenne *stig qui a aussi généré étiquette, tiquet et stick. 
(6) La racine indo-européenne *ter/*tor a aussi donné tornos, étymon de tour. 
 (7) Le verbe latin cernere signifie " séparer ". 
(8) En 1831 le français a revivifié l'adjectif sélect (qui existait depuis 1654) grâce au mot britannique select. Le qualificatif est, depuis cette date, senti comme un anglicisme. Les dérivés (sélectivement, sélectif, sélectionneur, sélecteur, sélectionniste…) sont tous postérieurs à 1870. 
(9) Ces notions psychiatriques sont expliquées dans le Dictionnaire de Psychiatrie de Pierre Juillet (Paris, PUF, 2000). Voir v° différenciation du soi, dissociation, schizophrénie, altruiste, trouble bipolaire. 
(10) Rappelons que la psychose bipolaire est proche de la schizophrénie. Elle est marquée par une alternance d'accès aigus de manie euphorique et de dépression mélancolique chez le patient. 
(11) On peut citer les modèles littéraires de Lorenzaccio (il tue un tyran au nom de la démocratie) ou de Médée (elle tue ses enfants pour leur épargner des tourments).



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