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Numéro 19 - rive académique - mai 2010

dr Eve-Marie Halba, secrétaire générale de l'iriv, co-fondatrice des rives de l'iriv

Alter et alienus

Il y a deux " autres " en latin (1). Alter est " l'autre " qui s'oppose à un individu particulier. Il est à l'origine de plusieurs mots : autrui, altérité, altruisme, altérer, altercation. Alius est " l'autre " dans un ensemble de plus de deux éléments. Son dérivé alienus " qui appartient à quelqu'un d'autre " a donné le français aliéner, aliénation ou l'anglais alien.  

Dans notre imaginaire, " l'autre " est protéiforme. Il est celui que l'on veut aider : altruisme, autrui. Celui qui apporte le trouble : altercation, altérer ou la terreur : aliénation aliéner. Le film de Ridley Scott, Alien, est le meilleur exemple de cette allégorie de l'autre. Un extra terrestre annihile tous les passagers du vaisseau spatial Nostromo, le docteur Ripley échappera seule au monstre en s'enfuyant avec son chat. La lecture chrétienne de cette œuvre est évidente : la figure diabolique de l'autre est à la fois extérieure et intérieure. L'extra terrestre est un vampire s'appropriant le corps de ses victimes, puis un mal auquel un médecin résistera. Cette victoire est temporaire : Ellen Ripley emmène avec elle la figure luciférienne par excellence, un chat, évidemment possédé par l'alien.  

Dieu et Diable permettent-ils de dessiner les contours de l'autre malfaisant? Le démon, force indispensable à l'équilibre de la Nature, est l'une des créations les plus originales de l'Occident médiéval. Contrairement aux religions dualistes, le christianisme ne fait pas du Malin une créature autonome. Si tout a été créé par Dieu, Satan est un ange déchu qui ne peut agir sans sa permission (2). Lucifer (le porteur de lumière) pouvait seul devenir le Prince des ténèbres (3) car il est soumis à la loi universelle de la justice. Sans Méphistophélès, le combat des saints ne serait pas aussi héroïque, la descente aux enfers du Christ pas aussi marquante.  

Distinguer deux éléments est la base de tout raisonnement logique dialectique (5). La grammaire analyse " l'autre " (4) comme pronom indéfini classé dans la catégorie sémantique du " même ". " L'autre " peut-il exister sans " le même " ? Autrui permet à l'homme de se construire en tant qu'individu dans la société. " L'autre " est toujours corrélatif du " moi ". Cette idée est exprimée de manière paradoxale dans la notion d'alter ego. Un " autre moi-même " ou un " moi qui est autre " ? L'altérité en mouvement est difficile à appréhender. Docteur Jekyll et Mister Hyde de Stevenson donne une clé d'interprétation médicale : l'alter ego est un autre récidivant et pulsionnel, celui qui nous aliène sans qu'on puisse lutter.  

Le bénévole est-il dans la logique de l'altruisme, de l'autre, de l'aliénation ou est-il le creuset de ces différentes voies ? Il adhère à un projet collectif en apportant sa personnalité et sa différence, l'agrégation des mêmes ne pourrait concourir à la richesse des associations. L'engagement est une démarche altruiste : s'ouvrir à l'autre en se révélant à soi-même. Mais le bénévole n'est pas un saint laïque s'abîmant dans le dévouement à l'autre, le martyr de Renaut de Montauban illustre les risques de ce type d'aliénation (6). Le bénévolat révèlera son alter ego, complexe équation d'" être soi en étant un autre " et résoudra peut-être la formule paradoxale de l'économiste Georges Elgozy :" le comble de l'altruisme, c'est de laisser les autres s'occuper d'autrui ". 

  1. Voir Ernout et Meillet, Dictionnaire étymologique de la langue latine, Editions Klincksieck, Paris, 1985 et Martin, Les mots latins, Librairie Hachette, Paris, 1991.
  2. Article " diable " de Jérôme Baschet, in Dictionnaire raisonné de l'Occident médiéval, J. Le Goff et J.-C. Schmitt (dir.), Fayard, 1999, p.260-272.
  3. J. Chevalier et A. Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, Robert Laffont, collections Bouquins, Paris, 1969.
  4. Autre et Autrui sont les deux formes de l'ancien français, conservées en français moderne. Autre correspond au cas sujet, autrui au cas régime (complément d'objet).
  5. On peut utiliser les pronoms indéfinis " l'un / l'autre ", les démonstratifs " celui-ci / celui-là ", les ordinaux " le premier/le second " (le second est " celui qui suit le premier "). Le chiffre trois n'est envisageable qu'avec les ordinaux " le premier /le deuxième/le troisième " ; les relatifs, employés au sens distributif, " qui/qui/qui ".
  6. Voir les rives de l'iriv n°1.



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