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Numéro 38 - rive culturelle - mai 2020

dr Giovanna Campani, professeure d'Antrhopologie à l'Université de Florence (Italie)

Le monde en blanc et noir- l’exemple de Pingelap

Pingelap…une petite ile en Micronésie à l’Ouest d’Hawaii…un atoll…des plages de sable fin…des cocotiers…des lagunes…un paradis tropical qui fait rêver. Des vacanciers européens égarés, qui se trouvent en ce moment confinés  dans leurs appartements à cause de la pandémie du COVID…Pas de plages interdites pour ses 250 habitants…loin de tout…

Beaucoup de ses 250 habitants ne peuvent nullement profiter des mille nuances de bleu de la mer, des reflets roses, rouges et oranges des couchers de soleil ou du vert éclatant des palmiers qui ondulent aux vents. Presqu’un individu sur dix voit le monde en blanc et noir, et ne peut pas distinguer un rocher gris de la mer, une baie rouge sur un arbuste, l’arc en ciel après un orage du ciel…

Les habitants de l’ile attribuent les causes de ce phénomène - le maskun, la maladie des yeux éteints- à une ancienne malédiction: une femme enceinte avait marché le long de la plage en plein milieu du jour, quand un soleil ardent avait aveuglé l’enfant dans son ventre. La malédiction est en fait une rare maladie génétique, l’achromatopsie, qui, dans le reste du monde, touche un nombre très limité de personnes- moins d’un individu sur 50.000, alors que sur l’île, à cause des pratiques endogamiques successives à un terrible typhon qui a décimé la population en 1775, elle touche presque toutes les familles.

On raconte que le roi Mwahuele, survivant de la catastrophe et porteur sain de la maladie, repeupla l’ile avec trois des femmes qui avaient pu survivre. Le repeuplement se fit dans la consanguinité. Au milieu du XIX siècle, apparaissent les premiers cas chez les enfants du roi Okonomwaun – un des descendants de Mwahuele qui a régné de 1822 à 1870 – avec sa femme Dokas. D’autres mythes évoquent les amours d’un dieu -Isoahpahu- avec Dokas: de temps en temps, le dieu apparaissait sous les traits d'Okonomwaun et avait des relations sexuelles avec Dokas, engendrant des bébés atteints ; alors que les enfants normaux provenaient d'Okonomwaun.

En 1997, le neurologue-anthropologue américain Oliver Sacks se rendit à Piungelap pour étudier à la fois la vie des hommes et des femmes malades d’achromatopsie et les aspects neurologiques. Le récit de son séjour a été rapporté dans un  livre (1). Un effet de la maladie est aussi une meilleure vue nocturne: «Chacun sait à Ingelap que ceux qui ont le maskun se débrouillent mieux lorsque la vision scotopique est requise – à l'aube, au crépuscule et au clair de lune –, c'est pourquoi les achromates travaillent souvent comme pêcheurs la nuit. Ils sont insurpassables dans cette tâche. » (2)

En 2015, la photographe belge Sanna De Wilde alla à Pingelap pour comprendre le rôle de l’achromatopsie dans la culture de l’ile et célébrer leur manière spécifique de voir le monde. Elle créa plusieurs photos qui essaient de montrer comment une personne qui ne voit pas les couleurs voit le monde. Que représente la couleur pour quelqu’un qui ne connait que le blanc et le noir? Que représente l’orange pour quelqu’un qui connait seulement le noir et le blanc ? « La couleur est juste un mot pour ceux qui ne peuvent pas la voir », observa-telle  (3).

Pourquoi évoquer Pingelap, en temps de COVID19? Pourquoi penser à cet atoll si éloigné des préoccupations actuelles de notre monde? Peut- être pour un désir de sortir de cette préoccupation qui est en train de devenir le seul fait qui compte…pour tragique que soit le COVID 19 avec son cortège de souffrances, les morts dans le monde jusqu’à présent sont inférieurs aux morts dues au paludisme, un fléau qui tue 450.000 personnes par an au niveau mondial…

L’histoire de Pingelap montre aussi la capacité de résilience d’une population face à la maladie…Est-ce qu’ils auront la même résilience face aux catastrophes qui s’annoncent avec le réchauffement global? Sanna de Wilde rappelle la fragilité présente dans la vie des Pingelapese: “Les îles Marshall et la Micronésie seront les premiers endroits à disparaître si le niveau de la mer continue de monter. Ils vivent dans des économies très petites et protégées mais ils seront les premiers à payer le prix du mode de vie occidentale » (4)



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